Séminaire Entretemps Math Musique Philo
7 octobre 2000
Gérard Assayag
La classification bien connue du quadrivium médiéval range la musique à côté de larithmétique, dans la science des quantités discrètes, et la géométrie à côté de lastronomie, dans celle des quantités continues. Plus tard, Kepler reformulera cette dichotomie, plaçant larithmétique sous lautorité du nombre, par essence discret, et regroupant musique, géométrie et astronomie sous la tutelle de la quantité, par essence continue. Le rapprochement de la musique avec les discipilines sous-jacentes à la naissance de la physique est certainement sous-entendu dans le contexte historique comme une promotion, mais nest pas cependant une innovation : ce parti est à situer dans une dispute de longue date entre pythagoriciens et aristoteliciens. Déjà, Jean de Murs au XIIème siècle proposait dinterpréter les grands nombres entiers par lesquels Boèce décrit la gamme, éliminant le recours aux fractions rationnelles, comme des " quantités de mouvement ", anticipant une conception plus physique de la chose.
Ceci étant, lopposition discret/continu, occupe toujours les esprits des théoriciens de la musique comme ceux des créateurs ; soit que les premiers considèrent la musique comme lart des sons et se dirigent alors vers la physique, ou quil la considèrent comme lart des structures dans leur relation au temps, et se dirigent alors vers le calcul symbolique et lalgèbre ; soit que les seconds restent fidèles à lécriture combinatoire, horizontale et verticale des 12, 24 ou n sons, ou bien quils agissent dans le champ ouvert par lelectro-acoustique ou par les expériences de Xenakis sur les masses sonores ; soit encore quils tentent des théories unificatrices ou des uvres mixtes, qui sont dailleurs une des spécialités de la maison qui accueille aimablement ce séminaire.
Au regard de ce qui nous intéresse ici, à savoir la relation au calcul, cette dialectique nest pas dune importance première. Quil sagisse des prémices de la théorie des nombres appliquée à la compréhension des échelles de hauteur ou bien de la physique de la corde vibrante on na longtemps posé, par une approche essentiellement constructive, que des problèmes calculables.
En voici un exemple :
Mersenne (Harmonie Universelle, 1636) critique Kepler : ce dernier caractérise la différence entre intervalles consonants et dissonants par l'incommensurabilité de quantités continues ; pour Mersennes, ils sont les uns et les autres définis par des nombres de battements de l'air, nombres mutuellement commensurables. Leibniz rejoint Mersenne en considérant que la consonance est liée au nombre de coïncidences entre les différents régimes de battements et préconise le retour à l'arithmétique des nombres entiers contre la géométrie Képlerienne.
Mersenne, ancré dans le paradigme discret, se livre alors à des dénombrements :
Il cherche par exemple à calculer le nombre de séquences possibles de p notes, avec r ¾ p notes prises dans un réservoir de n notes, telles qu'il y a r1 notes répétées 1 fois, r2 notes répétées 2 fois, r3 notes répétées 3 fois, ... , rp notes répétées p fois, avec :
r1 + r2 + ... + rp = r
1.r1 + 2.r2 + ... + p.rp = p
Sans disposer des formalismes combinatoires, Mersenne explore empiriquement des valeurs allant jusquà n=22, p = 9, et les 30 partages de p, et trouve, semble-t-il les bonnes réponses.
Le nombre de séquences possibles, exprimé dans le formalisme auquel on est aujourdhui habitué est:
Des problèmes combinatoires aussi complexes ne seront pas réabordés avant Bernoulli, trois-quart de siècle plus tard : les problèmes musicaux sont encore un stimulant des mathématiques " sérieuses ".
Parallèlement aux spéculations sur la consonance des intervalles et la structure diatonique, une approche descriptive du contrepoint se développe au rythme des développements de la polyphonie. Cette démarche est essentiellement non mathématique, ce que lon comprend bien si lon considère que les outils formels susceptibles de traiter cette question sont encore inaccessibles. Lapproche descriptive constitue progressivement un corpus de règles prescriptives et coercitives sur les enchaînements licites dans la double dimension verticale et horizontale. Le manque de caractère mathématique est aussi lié au statut émergent de la musique comme succession temporelle de choix humains, dans un espace combinatoire contraint par des règles. Il ne sagit plus en effet de déterminer des propriétés naturelles comme la consonance et de les exprimer dans le formalisme simple de larithmétique, comme dans ces systèmes dengendrement des intervalles par successions des puissances de 2 et de 3, retrouvé dans des manuscrits dastronomie du XIIème siècle ; il sagit du déploiement de ces propriétés dans le temps selon une stratégie dont lobjectif est simple (gérer la dialectique du plaisir et du déplaisir).
Il est révélateur à cet égard que les calculs combinatoires de Mersennes portent sur des successions monodiques, alors que le corpus théorique traitant du contrepoint est déjà important. Encore ces successions monodiques doivent-elles être considérées comme des structures hors-temps, comme des mots, la formalisation des constructions en-temps restant timide. Notons que si la litanie de ces grands nombres a finalement peu servi les compositeurs, sinon à leur faire sentir le caractère miraculeux du choix qu'opère avec une certaine sûreté le créateur parmi le foisonnement du possible, l'intérêt du texte de Mersenne vient de ce qu'il marque une évolution parallèle de la théorie musicale, qui s'intéresse de plus en plus, au delà du phénomène artificiellement isolé de la consonance, à l'articulation du discours musical dans toutes ses dimensions. On y repère aisément le déplacement d'une conception philosophique de l'univers, d'abord envisagé comme horlogerie immuable, vers la vision inaugurée par Leibniz d'un monde résultant, tel un langage, de l'engendrement combinatoire et exhaustif des possibles.
Cette approche descriptive, au sens de description des règles, qui est le début dune logique musicale, logique des enchaînements valides, porte en germe labolition future de tout déterminisme en musique, dans le sens où, à un ordre naturel, dessence religieuse ou proto-scientifique, se substitue progressivement un ordre legal, peut être fondée sur léquivalent dun droit naturel (ce nest pas le musicien qui peut décider librement si un intervalle est consonant ou pas), mais qui, par sa nature combinatoire, ouvre un champ de liberté créatrice (ou un champ de rédemption : on peut placer une dissonance, si on sen repends par une résolution correcte).
Nous avons utilisé le terme logique : en effet, le calcul logique permet dériger des systèmes indépendamment des positions dexistence des objets primitifs. Dans le contrepoint, certains énoncés font bien figure daxiomes (les bons et les mauvais intervalles) et dautres, de règles dengendrement des expressions bien formées.
Cette relation avec la logique nest pas vue à ma connaissance avant le Xxème siècle, cest à dire avant quune compréhension moderne nous informe quun système formel peut être bâti sur des axiomes et et des règles de formation arbitraires.
La mutation du compositeur en bâtisseur de système formel est fortement illustrée par la révolution dodécaphonique et sérielle, dans laquelle les axiomes ne sont pas des objets directement dictés par la perception, et les règles de construction sémancipent totalement du passé. Elle continue sur la lancée avec lécole de Darmstadt et la série généralisée. Elle est enfin menée à un stade proche de la saturation dans la période contemporaine, où lon voit ce mécanisme de refondation formelle à luvre avec une granularité historique qui nest plus de lordre du siècle ou de la décennie, et qui vient souvent se réduire au temps de gestation dune composition unique. Ce phénomène est dailleurs rendu possible par une utilisation éhontée de linformatique, ce qui nous rappelle lenjeu discuté ici, à savoir la calculabilité.
Comme nous y avons déjà insisté, cest moins avec la logique, au sens habituel du terme, quavec celle des systèmes et des langages formels, que le rapprochement de la musique nous semble le plus pertinent. En effet, la logique des prédicats, système formel parmi dautres, procède-t-elle par un enchaînement de dérivations et de réduction qui finissent par substituer un énoncé, considéré comme final, à un ensemble énoncés constituant des dérivations intermédiaires. Dans le cas musical, lengendrement temporel ne procède pas véritablement par substitution dans la mesure ou ce qui est dit est dit, et ne vient pas se substituer dans un espace purement formel à une autre expression; au contraire, la perception dun antécédent conditionne celle dun conséquent, et la flèche du temps interdit lécriture dun signe déquivalence entre les termes successifs.
Le signe déquivalence ne pourra être utilisé qu entre des termes abstraits de lélaboration musicale, cest à dire entre des niveaux successifs de ce que lon appellera dans la théorie des langages un arbre de syntaxe abstraite, mais en aucun cas entre des termes successifs de la surface musicale, à savoir la frange de larbre. De telles substitutions " proche de la surface " ne sont pas absentes de la théorie des langages et apparaissent par exemple dans les grammaires transformationnelles, mais nopèrent pas entres segments terminaux, les termes concernés disparaissant dans la transformation.
Si lanalogie entre logique musicale et logique tout court ne commence à être discutée que tardivement, cest quelle ne peut émerger quaprès dépassement des théories primitives de la vérité et généralisation de la logique aux systèmes formels, et létablissement des équivalences théoriques entre ces systèmes et les langages, notamment les équivalences entre décidabilité, calculabilité et reconnaissabilité dun langage, dont nous parlerons plus loin.
Pour éviter un rapprochement naïf entre logique musicale et logique tout court, il faut se rappeller quil ny a pas de valeur de vérité en musique et quil est vain de chercher dans les structures denchaînement musical des structures de raisonnement. Par contre il nest pas du tout absurde de considérer le discours musical, à un certain niveau, comme un langage formel, cest à dire comme un ensemble dexpressions bien formées relativement à un système de règles et dobjets primitifs posés comme axiomes (ce que certains appellent le matériau) et comme tel de se poser la question de sa calculabilité.
Dans son article Monoïde libre et musique, les musiciens ont ils besoin des mathématiques ? paru en 1987, Marc Chemillier précise : " Parmi les théories présentées ici, certaines sintéressent à la musique comme organisation dobjets sonores dans le temps, cest à dire dune certaine façon à des séquences de symboles : leur cadre abstrait est un monoïde libre A*. Pour dautres létude se porte sur des objets musicaux indépendamment de toute organisation dans le temps (construction des gammes par exemple) ; il sagit alors détudier des structures possibles sur lalphabet A lui même ".
Le cadre nous semble ici clairement posé. Nous voudrions cependant préciser plus avant le statut du temps dans cette affaire. En effet, la dichotomie instaurée par Chemillier évoque celle, célèbre, proposée par Xenakis sous les termes hors-temps et en-temps, qui nous semble en loccurence une vision inaboutie de la question. Rappellons brièvement de quoi il sagit.
La catégorie du hors-temps regroupe des ensembles dobjets, possèdant leurs propre système dengendrement par loi de composition interne. Ces système dengendrement sont complètement indépendants de lordonnancement qui sera imposé aux objets lorsque ces derniers seront disposés le long laxe temporel inhérent à la composition. Xenakis y accorde beaucoup dimportance, ces lois sont commutatives, et cest là probablement leur caractéristique la plus a-temporelle. Lorsque plusieurs paramètres de la musique sont considérés, avec leurs lois de composition, ils forment pour lauteur un espace vectoriel. Notons que pour Mazzola, la bonne structure pour penser les éléments du vocabulaire musical est le module sur un anneau, soit une structure moins restrictive.
A cela il faut rajouter lalgèbre temporelle, soit une structure despace vectoriel de dimension 1 sur les intervalles temporels. Cette dernière structure permet, par concaténation dintervalles, (cette concaténation nest pas précisée algébriquement) un repérage de laxe temporel.
Finalement, une application entre des éléments hors-temps et un repérage particulier de laxe temporel constitue une structure en-temps.
Georges Bloch a pointé que le hors-temps ainsi défini suppose une conception du matériau comme immanence, que cette immanence soit supposée naturelle ou culturelle, et suppose dautre part licite les actions de discrétisation nécessaires pour penser ce matériau dans le cadre dune algèbre commutative.
Nous voulons montrer ici que le fait de rapporter les structures en-temps au mapping final des évènement aux dates est une simplification commode, mais fortement restrictive. Dans le processus qui mène des réservoirs " algébriques " à lordonnancement final de la partition, cest à dire du hors-temps au en-temps, il existe une région intermédiaire dans lesquels la logique dordonnancement (les relations de précédence et de simultanéïté entre points remarquables - début, fin, milieu, .. - des évènements sonores ) peut être déjà spécifiée, même si les positions temporelles précises ne sont pas encore définies. Or un grand nombre doutils formels ont été identifiés qui agissent sur ce niveau logique : théorie des graphes, systèmes de récriture, théorie des grammaires formelles, théorie des automates. Un exemple bien connu en est le système dengendrement de séquences harmoniques tonales, dont les objets primitifs sont des couples degré, tonalité) et qui peut se penser dans chacun de ces formalismes.
De telles constructions qui évoquent le temps puisquelles sont bien des modèles de séquentialité lévoquent bien plus comme une catégorie logique que comme une catégorie physique. De ce point de vue, ils peuvent aussi avoir une fonction dimmanence par rapport à la composition, et constituer un déjà-là, un inconscient de la partition si lon veut, qui ne pourra être révélé, à partir de la surface musicale, que par des procédures analytiques.
Ces modèles de séquentialité sont souvent, mais pas toujours, des structures de préordre, qui devraient, dans la classification de Xenakis, venir se situer entre lalgèbre hors-temps et lordre total du temps physique. Un exemple frappant dun tel préordre se trouve précisément chez Xenakis, qui lutilise mais ne lidentifie pas comme topos, dans la construction de sa pièce Herma pour piano.
Dans le premier graphe, les flèches entre les ensembles de notes indiquent une préséance liée à lordre nécessaire du calcul. Ainsi le dernier ensemble, à droite, représente-t-il le calcul dune expression booléenne, dont tous les autres sont des étapes. Lordre de gauche à droite est bien un temps logique, le déroulement du calcul devant se confondre avec celui de la pièce. Lordre sous-jacent à ce graphe est celui dun graphe fonctionnel, dans lequel les nuds sont des opérateurs booleens et les arcs des sous-expressions, qui est donné par ailleurs dans le livre. Le graphe fonctionnel forme bien un treillis, dont la logique dordre partiel implique que le réservoir noté doit être exposé après et avant lexpression finale F, mais nest pas temporellement contraint par rapport au réservoir .
Nous avons voulu mettre en lumière le fait quune représentation du temps logique est inévitable, et nous lavons illustré par le fait que, lignorant dans son édifice théorique, Xenakis est toutefois obligé de sen servir dans sa construction musicale. Le graphe harmonique donné plus-haut, appartient à la même espèce, bien quil ne constitue pas un préordre. Interprété soit comme un graphe soit comme un automate fini indéterministe, il propose une topologie du matériau qui légitime certains chemins et en exclut dautres, et constitue donc une représentation minimale de la classe des séquences quil est possible de former sur les labels harmoniques. Or chacune de ces séquences peut encore admettre une infinité de réalisations en temps physique.
Il faut aussi insister sur le fait que les objets pris dans les réseaux du temps logique peuvent être et sont en général des objets abstraits, telles les étiquettes harmoniques et les réservoirs de nos exemples, susceptibles de dériver en des réalisations fort complexes sur la partition : ce nest pas par hasard ; en effet, plus haute labstraction, plus lointaine et difficile sa résolution en une séquence terminale reperée dans le temps physique, et plus commode une représentation non déterministe des enchaînements temporels.
Du point de vue de la calculabilité, il est intéressant de comparer ces deux exemples. Celui de Xenakis est calculable par nature, puisque le graphe compositionnel est en même temps le programme qui le calcule ! Son implémentation est donc directe, et nous lavons expérimenté dans notre environnement de Composition Assistée par Ordinateur, OpenMusic. Bien sûr ce cas, esthétiquement très spécifique, nest pas généralisable, sauf peut être à lécole américaine de la musique dite algorithmique, dans laquelle la partition est le programme. Dans le cas du graphe harmonique, il nous faut implémenter une machinerie capable déxécuter un automate fini, ce qui nest pas bien difficile.
Quen est il de problèmes musicaux dun abord plus difficile? Eh bien il faut à toute force tenter de les réduire à des problèmes décidables ou, pour employer la terminologie des grammaires formelles, à des langages reconnaissables.
Marc Chemillier a adopté cette stratégie avec succès dans sa thèse de doctorat sur les structures algébriques en musique, pour une question réputée difficile : une machine peut-elle reconnaître si un texte musical est orthodoxe relativement à la théorie sérielle, et corollairement, peut elle énumérer des séquences polyphoniques obéissant aux canons de ce style ?
Tout dabord, Chemillier se débarasse, lui aussi, du temps physique, en substituant aux notions communes de dates et de durées, lidée quon peut ramener toute séquence musicale polyphonique à une suite de symboles, en introduisant dans le vocabulaire des hauteurs un symbole nul (qui nest pas le mot vide) et un symbole de continuation A pour chaque hauteur A.
Ainsi la séquence
formée sur lalphabet initial {a,b,c,d} étendu à A = {a,a,b,b,c,c,d,d,}, puis à P =A), et qui peut encore se simplifier en :
si lon ne considère que les attaques et que lon ignore les silences. Lensemble des séquences musicales représentables est le monoïde libre P*.
Lexemple donné par Chemillier est le début des Variations pour piano op. 27 de Webern :
v =
Soit la série u = mi fa do# mib do ré sol# la sib fa# sol si et û son miroir. Il existe une décomposition de v en deux mots v1 et v2 :
v1 =
v2 =
tels que v = v1 || v2, où || note la superposition, définie par :
w = u || v w[i] = u[i] v[i] pour i ¾ min (|u|,|v|) et w[i] = soit u[i] soit v[i] selon le plus long des deux mots.
Lexistence dunetelle décomposition v = v1 || v2, dans laquelle v1 et v2 déroulent sans faiblir la série u ou son miroir û, atteste de la sérialité de v. On généralise à v = v1 || v2 || || vn. Les mots de la forme vi sont appellées formes sérielles. Appellons langage sériel lensemble L des séquences de P* sérielles pour une série u. Chemillier montre que L est reconnaissable selon les étapes suivantes :
Il est à noter que le théorème de Latteux (la superposition itérée de parties reconnaissables est reconnaissable), qui est un résultat significatif de la théorie des langages, a été suscité par la formalisation de chemillier : il peut encore arriver que la musique soit utile aux mathématique
Le théorème de Kleene permet daffirmer que L, reconnaissable, est rationnel (engendré par les opérateur union, concaténation et *) et engendré par automate fini. De plus il existe une relation entre la structure des langages, la décidabilité dun problème, la calculabilité dune fonction, et la complexité algorithmique. Notamment (thèse de Turing-Church), il y a équivalence entre les langages décidés par une machine de Turing , récursifs, décidables, calculables, et soluble algorithmiquement (cette classe regroupant des problèmes P et NP).
Le problème de la rationalité du langage sériel se situe selon nous à la frontière de P et de NP selon ce que lon cherche précisément à calculer : si lon a v1 et v2 et que lon veut vérifier que v est sériel selon u, alors on a une procédure de calcul des automates associés et lon est dans P. Si lon dispose de v mais que lon ne sait pas quelles séries sont concernées et en quel nombre, et que lon cherche la décomposition sérielle minimale, alors il est possible que lon soit dans NP, mais cette étude na pas été menée à notre connaissance.
Nous avons cependant mené une étude sur une autre famille de problèmes musicaux, clairement non polynomiaux, pour laquelle nous avons pu nous ramener, en relaxant certaines contraintes, à un problème polynomial.
Lidée générale est de proposer des outils informatiques permettant de refonder des systèmes harmoniques locaux en dehors de toute référence à la série ou à la tonalité, et dépendant des matériaux spécifiques choisis pour une uvre donnée. Soit par exemple un ensemble daggrégats de hauteurs (nous nutilisons pas, à dessein, le terme accord, pour éviter de supposer une structure à priori de ces objets). Considérons les comme les sommets dun graphe totalement connecté et dont les arcs sont étiquetés par le résultat de lapplication dune fonction de distance quelconque entre les sommets. Définissons alors un " bon " parcours harmonique comme un chemin parcourant tous les sommets (chemin hamiltoninien) et minimisant la somme des distances. Si la fonction de distance choisie possède un corrélat perceptif pertinent, nous aurons bien calculé par ce procédé un ordonnancement des points harmoniques qui maximise telle ou telle forme deuphonie. En choisissant des critères simples comme le nombre de notes communes, ou la relation commune à une fondamentale (éventuellement virtuelle), ou la ressemblance de textures, calculables à laide des procédés de Hindemith ou dEstrada, ou encore le degré de ruguosité psycho-acoustique, lexpérience montre une assez bonne adhésion des auditeurs aux résultats du calcul. Notons en passant que cette technique du plus court chemin indexée sur le critère de notes communes est employée par Schönberg, citant Brückner, dans son traité dharmonie, pour justifier les règles primitives denchaînement harmoniques.
Malheureusement, le problème ainsi formulé constitue un instance du fameux " voyageur de commerce ", connu pour être NP-Complet, ce dont les conséquences se font sentir très vite dès lors que lon désire traiter un grand nombre dobjets musicaux. On décide alors de relâcher quelque peu la contrainte doptimalité, et de rechercher un chemin dont le coût soit borné par une certaine fonction du coût optimal. Un théorème présenté par Rosenkranz, Stern & Lewis dans un article de 1977 détermine une méthode de construction qui garantit une borne supérieur égale à deux fois loptimalité.
Lalgorithme se déroule ainsi :
La complexité de létape 2 est en O(E logV) où E est le nombre darcs et V le nombre de sommets. La complexité de lalgorithme est en O(V2) car le graphe est totalement connecté.
La mauvaise nouvelle consiste en ce que, si les objets considérés, associés à la fonction de distance, ne respectent pas linégalité triangulaire, il est alors démontré (cest le théorème de Sahni et Gonzales) quil ne peut exister dalgorithme polynomial borné pour le problème du voyageur de commerce, à moins que lon puisse démontrer la conjecture P = NP. Vous savez quune fondation internationale, renouvelant récemment le programme de Hillbert, a inclus la demonstration de cette conjecture (ou de son contraire) dans la liste des défis mathématiques contemporains et a offert une somme considérable au vainqueur, ce qui montre que la recherche musicale nest pas non plus complètement déconnectée des réalités économiques
Parmi les critères donnés en exemple, certains ne respectent pas linégalité triangulaire. Il est amusant de constater que cest pour lun dentre eux, le comptage des notes communes, que les résultats musicaux ont été le plus satisfaisants. Si lon examine les séquences ainsi engendrées, on saperçoit que les résultats sont excellent sur des segments assez longs et contigus, séparés par des " catastrophes ", ce qui est tout à fait exploitable en effet, et a été exploité avec profit par plusieurs compositeurs. Une piste existe, issue de la recherche en statistique, consistant en la construction dune hypermétrique à partir de notre pseudo métrique, qui nous permettrait de nous mettre en accord avec la théorie. Mais je dois confesser que les utilisateurs étaient si heureux de disposer de ce procédé que jai remis cette étude pour un futur improbable : cest là, évidemment, la différence entre linformatique et les mathématiques.
Aujourdhui, beaucoup dexpériences sont menées sur des environnements dinformatique musicale basés sur le lambda-calcul (Orlarey), la logique du premier ordre (Rueda, Pachet, Roy, Courtot), la théorie des graphes (de Sainte-Catherine). En particulier, les systèmes à base de contraintes (CSP) sont dun grand intérêt : ils permettent de considérer la texture musicale comme un espace discrétisé muni de relations potentielles de point à point. Essentiellement indéterministe, ces formalismes sont parfois appelés " structures musicales partiellement instanciées " dans la mesure où les descriptions mêlent des littéraux et des variables connectées par des relations (des contraintes) pouvant résulter en un grand nombre de réalisations qui respectent néanmoins les propriétés définies par le compositeur. Cest un changement de point de vue important dans la relation à loutil informatique, car il ne sagit plus de fournir les briques de bases et le calcul fonctionnel permettant de construire un objet déterminé, mais de raisonner sur des propriétés, et daccepter éventuellement la surprise du résultat, surprise dautant plus grande que le problème sera sous-contraint.
Ces questions sont difficiles à traiter : le problème général de la satisfaction de contraintes est NP-Complet, et les systèmes effectifs sen sortent par la réduction à des sous-classes de problèmes musicaux et corollairement à des choix de représentation favorisant lexpression de ces sous-classes. Par conséquent les difficultés rencontrées sont toujours liées au manque de généralité et à la difficulté dexprimer un problème différent des problèmes bien traités : par exemple lharmonie contre le rythme, le tissu contrapuntique contre lharmonie. Il y a là probablement un manque de concept unificateur des représentations musicales.
Pour terminer nous voudrions donner un aperçu dun outil, nommé " maquette ", que nous avons proposé et qui autorise une coexistence pacifique entre représentation procédurale (la partie " calcul ", immergée) et représentation de surface de la musique, donne accès aussi bien à lorganisation hiérarchique de la forme, quà lorganisation séquentielle, et permette enfin dexprimer la tripartition hors-temps / temps-logique / en-temps.
Ce sont là plusieurs logiques musicales qui sinterpénètrent, donnant diverses possibilités de reconfigurations orthogonales :
Cela revient dune certaine façon à disposer des calculs dans le temps et dans les strates de lorganisation musicales, sans accroissement de complexité par rapport aux programmes traditionnels : bien que la variété des structures musicales ainsi exprimables soit assez grande, elles sont toutes réduites à un simple treillis dopérateurs, et réductibles au lambda-calcul. Cela permet aussi denvisager la partition comme constituant sa propre analyse : plusieurs pièces nouvelles ayant déjà été réalisées à laide de ces maquettes, il y aura peut être assez rapidement du grain à moudre pour les musicologues, en particulier ceux que le calcul ne rebute pas.