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L'appareil musical

Gérard Assayag, Jean-Pierre Cholleton

Résonance nº 7, octobre 1994
Copyright © Ircam - Centre Georges-Pompidou 1994


Depuis la dernière décennie, la Composition assistée par ordinateur a témoigné de développements sans précédent. Pourtant, au-delà de la composition et de l'analyse musicales, ses secteurs d'application privilégiés, l'assistance de l'informatique en musique donne à l'antique relation liant les sons aux nombres une prolongation contemporaine à multiples facettes. C'est quelques aspects de cette relation que les auteurs de cet article ont aussi voulu explorer.

Voici bientôt cinquante ans, le traitement numérique de l'information entamait sa révolution. La musique, qui entretient avec les nombres un commerce ancestral, ne devait pas rater cette opportunité. Personne n'ignore le développement impressionnant de la synthèse et du traitement des sons par ordinateur. Le son, pourtant, ne représente qu'un aspect de la musique. Pour l'auditeur, il matérialise un ensemble de relations de tensions ou de détentes, d'analogies ou d'antagonismes, de symétries et de ruptures ; un ensemble de lois intimes, aussi, liant entre elles les plus petites unités perceptives. Même si leur totalité est rarement appréhendée par l'auditeur, ces lois donnent à l'oeuvre sa cohérence et entretiennent avec les nombres un négoce fructueux.

En matière de formalisation du matériau, le recours à l'ordinateur s'est fait dès l'aurore de l'informatique musicale, avec, notamment, Lejahren Hiller et Iannis Xenakis. Eclipsée par la vogue de la synthèse numérique, la Composition Assistée par Ordinateur a entamé depuis dix ans une montée en puissance considérable ; elle bénéficie désormais de l'efficacité et de la convivivialité des outils informatiques contemporains. Avant d'aborder cette discipline proprement dite, il semblait nécessaire de replacer dans l'histoire l'usage des nombres et des règles en musique.

Musica speculativa

« La musique est la science du nombre rapportée au son. » Cette définition, donnée par le théoricien Jean de Garlande, vers 1275, est pleinement représentative de la relation existant entre musique et nombre tout au long du Moyen Age. Elle témoigne de l'importance de l'approche théorique de la musique existant cette période. A la différence de l'exécutant - le Cantor - qui n'a pas à connaître le caractère spéculatif du discours musical, le théoricien - le Musicus - est à même de l'appréhender et d'en justifier les raisons. Figure majeure en ce domaine, Boèce (470 ? - 525) reprit les idées néo-platoniciennes, diffusées en Occident principalement par saint Augustin, et les principes du système acoustique de Pythagore. Dans son De Institutione Musica, il s'efforça d'établir une approche philosophique du phénomène musical. Ce traité, qui posa les bases du rôle de la musique dans la philosophie médiévale, demeura l'un des ouvrages de référence du Moyen Age ; nombre de théoriciens, jusqu'au XVIe siècle, en conseilleront la lecture.

Les nombres étant une représentation de l'ordre établi par Dieu garantissant la parfaite harmonie du monde, toute chose dans l'univers peut être exprimée sous la forme de rapports numériques. La musique permet de rendre perceptible ces rapports. Elle est l'expression de la beauté de la création et de la perfection de Dieu. De par ce rapport aux nombres, elle est considérée, avec l'arithmétique, la géométrie et l'astronomie, comme l'une des quatres sciences mathématiques et constitue avec elles le Quadrivium.

Dans cette perspective spéculative, Boèce détermine trois niveaux. Le niveau inférieur - la musica instrumentalis - permet de concrétiser d'une manière instrumentale ou vocale l'approche théorique du système acoustique. Les différentes proportions numériques peuvent être ramenées à des rapports de longueurs, convertibles eux-mêmes en rapports acoustiques sous la forme d'intervalles musicaux grâce à l'emploi du monocorde - instrument de référence des théoriciens du Moyen Age qui permettait de mesurer ces intervalles. Le deuxième niveau - la musica humana - envisage l'aspect physiologique et psychologique de l'homme. Les proportions qui régissent le métabolisme du corps humain, interne et externe, les relations entre le corps et l'âme, entre l'affectif et la raison, sont autant d'éléments susceptibles d'être interprétés numériquement, et donc musicalement. La musica mundana, enfin, appelée aussi « musique des sphères », constitue le degré le plus élevé. Cette dernière catégorie rend compte de l'harmonieuse relation existant entre chaque chose de l'univers. Elle intègre le ciel et la terre, le mouvement des planètes, la succession des saisons, des mois, des années, les quatres éléments fondamentaux et leurs différentes combinaisons. Leur dépendance aux nombres permet une « interprétation » musicale de la nature de leurs relations. Ainsi, dans l'imaginaire de certains philosophes médiévaux, les mouvements concentriques des différentes plantes autour de la terre devaient produire des sons de différentes hauteurs constituant une gamme, créant une musique des sphères imperceptible pour l'oreille humaine. Cette musique, qui dépasse en proportion les capacités perceptives de nos sens, est donc le fruit d'une pure spéculation intellectuelle. Elle est pourtant envisagée comme un fait scientifique, construit par déduction, rendant compte de la supériorité des idées sur la réalités des faits.

L'ordre et la raison

« Toutes les choses où l'on étudie l'ordre et la mesure se rattachent à la mathématique, sans qu'il importe que cette mesure soit cherchée dans des nombres, des figures, des astres, des sons ou quelque autre objet. » Cette phrase, tirée des Règles pour la direction de l'esprit de Descartes, met en évidence l'évolution profonde de la vision du monde qui va se manifester au XVIIe siècle. Selon Descartes, toute chose peut faire l'objet d'une explication rationnelle selon un modèle mathématique. L'autorité des anciens et l'expérience empirique sont rejetées pour faire place au pouvoir de la raison. En réduisant un problème complexe à des problèmes élémentaires, il est possible de faire apparaître une pensée combinatoire. Ainsi, dans Les passions de l'âme, Descartes met en évidence six passions primitives et considre les autres passions comme résultant de la combinaison de celles-ci. On trouve une attitude similaire dans deux livres ˆ prétention encyclopédique, l'Harmonie universelle (1636) du père Marin Mersenne et la Musurgia universalis (1650) d'Athanase Kircher. Mersenne, dans une partie de son ouvrage, « détermine combien l'on peut faire de chants ou d'airs différents avec six sons, ou six notes, en prenant toujours les mêmes notes et en gardant la même mesure ». Il note ainsi les 720 chants différents, obtenus par permutation des sons ut, , mi, fa, sol et la. Par cet exemple, on constate qu'il ne s'agit pas seulement de définir un ensemble de règles explicites, mais bien d'en explorer toutes les solutions possibles à l'intérieur d'un espace donné. Pourvu que le nombre de solutions ne soit pas trop important, l'art combinatoire permet de rendre compte de la variété des chants et ainsi de leur beauté.

Quoique plus anecdotique, il faut mentionner l'apparition à la fin du XVIIIe siècle de méthodes de composition automatique, tels le Ludus melothedicus (longtemps attribué à tort à Mozart ou à Haydn) ou le Musikalisches Würfespiel de Mozart (1791), permettant à quiconque « de composer autant de valses que l'on veut par les moyen de deux dés sans avoir la moindre connaissance de la musique ou de la composition. ». Le principe en est très simple : on dispose de deux dés, d'un jeu de 176 cartes et d'une table numérique. Sur chaque carte est écrite une mesure. Un menuet d'école comporte 16 mesures regroupées en deux parties de 8 mesures. Il suffit de tirer les dés, de regarder dans la table numérique ˆ quelle carte correspond le chiffre obtenu pour trouver la première mesure. L'opération est ensuite répétée pour les autres mesures, jusqu'à la dernière. Chaque élément mélodique ou harmonique est conçu de façon à pouvoir s'enchaîner à l'élément précédent. Ce type de jeux relève de la même démarche combinatoire que chez Mersenne car, comme pour l'exemple tiré de l'Harmonie universelle, toute combinaison produite par la méthode est acceptable. Le nombre de possibilités étant de 11 cartes par mesure et 16 mesures par menuet, soit 1116 menuets différents, il s'agit d'explorer un domaine vaste mais fini de solutions.

Comme le rappelle Marc Chemillier dans la thèse de doctorat qu'il a consacré aux Structure et méthode algébriques en informatique musicale, ces « jeux » de composition musicale remportèrent un certain succs et donnèrent lieu à la conception de petites machines à composer appelées Componium. Les listes des mesures étaient « matérialisées par des cylindres, enfilés côte-à-côte sur un même axe, les tirages étant réalisés en faisant tourner ces différents cylindres les uns aprs les autres ». Avec Marc Chemillier on peut à juste titre considérer ces machines « comme les premiers prototypes réalisés en informatique musicale ».

Un écrivain prophétique

Impressionné par l'un de ces Componium, qu'il vit à Bruxelles, l'écrivain Raymond Roussel, à l'aube de notre siècle, jetait sur le papier d'extraordinaires machines musicales qui prophétisaient la synthèse numérique et la génération algorithmique de structures musicales obéissant à des systèmes de règles. Roussel inaugurait alors une technique d'écriture visant à renouveler l'imaginaire poétique et romanesque en le déduisant d'un ensemble d'opérations objectivement définies. C'est à partir de ces opérations qu'il écrira ses Impressions d'Afrique (1910), puis Locus Solus (1914).

L'un des personnage des Impressions d'Afrique présente un instrument de musique automatique mêlant des sons engendrés « en direct » et des sons enregistrés et synchronisés avec les précédents. La plupart des dispositifs de concert contemporains ne font pas autre chose : un ordinateur envoie des messages MIDI interprétés en direct par des instruments Midi ou compris comme déclencheurs d'échantillons sonores stockés sur disque dur. Dans Locus Solus, Roussel imagina un autre instrument de musique automatique : dans un boîtier extra-plat, l'horloger Frankel place huit insectes dont chacune des six pattes est chaussée d'une guêtre de métal soudée à une bielle actionnant un système de roues dentées dont la dernière pousse périodiquement l'extrémité d'une lamelle effilée. Une fois lâchée, cette lamelle vibre et rend un son pur. Les pattes des insectes engendrent au total quatre octaves… « En outre, édifié avec le concours d'un harmoniste éclairé, un prodigieux systme freinateur de rouages inextricables, régentant les huit zones séparément et dans leur ensemble, s'opposait ˆ la production de toute cacophonie sans exclure aucune combinaison rationnelle et analysable. »

Cette machine à composer préfigure une démarche algorithmique devenue classique en composition assistée par ordinateur : des matériaux musicaux sont engendrés par un processus aléatoire (les frétillements des insectes), puis filtrés à partir d'un système de contraintes (le système freinateur), exprimant les règles données par le compositeur (l'harmoniste éclairé). Le dispositif de Frankel explore aléatoirement un espace musical structuré par les règles de l'harmonie. Les systèmes actuels de composition assistée par ordinateur visitent pour leur part, aléatoirement ou de façon contrôlée, un univers musical structuré par les règles fournies par le compositeur.

L'appareil informatique

Actuellement, cet univers musical concerne essentiellement le matériau, formalisé, réglé et construit selon des procédures objectives généralisables et reproductibles - ce qui ne préjuge pas de la liberté de sa mise en oeuvre dans la partition finale. Incontestablement, cette phase de l'activité musicale se révèle susceptible d'être prise en charge par l'outil informatique. D'abord parce que les calculs permettant de construire les systmes spécifiés par les compositeurs (systèmes harmoniques, timbraux, mélodiques ou rythmiques) sont le plus souvent complexes. Ensuite, parce notre siècle a vu émerger l'indépendance conceptuelle du matériau. En germe chez Debussy, cette indépendance s'est affirmée chez des musiciens aussi différents que Conlon Nancarrow où les représentants de l'Ecole de Vienne, pour culminer avec les compositeurs de la génération de Darmstad, dont les formalisations complexes semblaient appeler l'ordinateur. L'idée d'automatisation ressortait en filigrane de cette évolution. Une niche était creusée ; l'informatique musicale l'occupa.

Pour l'équipe de l'Ircam, l'objectif général est de parvenir à définir des modèles informatisés utilisables par des compositeurs désireux de préparer des matériaux complexes, structurés par un ensemble de contraintes exprimées de façon cohérente. Conçus pour la composition, ces modèles se révèlent utiles également pour l'analyse. Cette conception d'une assistance informatique s'appliquant à la fois à la composition et à l'analyse musicales représente une voie riche de développements à venir.

L'écriture instrumentale constitue à l'Ircam l'axe prioritaire de la recherche en CAO. Une importance particulière est donc accordée aux paradigmes de la formalisation discrète et du calcul symbolique. La musique « mixte » constituant d'autre part le domaine d'activité privilégié, un intérêt tout particulier est également accordé à la relation existant entre la structuration discrète des paramètres musicaux - notamment le temps - et les effets continus inhérents à la synthèse et au traitement des sons. Cette dichotomie implique des systèmes de spécification et de contrôle inédits et représente un enjeu majeur de la recherche.

Un exemple

Pour illustrer le type d'opérations qu'un compositeur peut être amené à effectuer dans un environnement d'aide à la composition, nous avons choisi un exemple de quantification rythmique. Bien connu des compositeurs, ce problème consiste à transcrire en notation traditionnelle des durées disponibles sous forme de valeurs numériques. Nombre de compositeurs utilisent en effet des formalismes à sortie numérique qui leur permettent, à l'aide d'algorithmes, d'engendrer des configurations complexes de durées.

Ainsi, dans la séquence illustrée par la figure 1, due à Tristan Murail, des courbes mathématiques (sinus et exponentielle combinées) ont permis de construire un processus d'accélération et de décélérations rythmiques locales, enveloppées dans un mouvement global d'accélération progressive. Les événements rythmiques sont représentés en abscisse et leur durée en ordonnée. Les pics figurent des événements dont la durée est plus longue que celle des évènements qui les précèdent et qui les suivent. Un traitement automatique des données a permis de déceler les éléments de structure et d'en donner ainsi une transcription en notation musicale (figure 2).

Une technique de segmentation automatique a également permis de mettre à jour un découpage logique de la séquence en fonction des variations de densité des événements dans le temps. Ainsi, les pics mentionnés plus hauts ont-ils été considéré de facto comme des accents agogiques (accents de durées), déterminant les points de coupe. La métrique (le système des mesures) découle directement de ce découpage. Le tempo peut être quant à lui extrait par l'ordinateur en calculant des diviseurs communs aux durées des segments métriques, fixant ainsi l'unité de temps qui détermine la cohérence de l'ensemble (ici, la noire à 69).

La validité de la solution proposée se mesure au fait que des éléments de structure saillants (la symétrie miroir dont le pivot est à la moitié de la deuxième mesure, les quatre répétitions de l'accelerando final, par exemple) sont conservés et mis en valeur par le découpage métrique et que la notation finale reste relativement simple. L'esquisse peut ensuite être retravaillée à la main par le compositeur.

Actuellement, aucun système de quantification rythmique industriel n'est en mesure de proposer une solution comparable pour le traitement de ce type de matériaux musicaux. En effet, lorsqu'on ne se trouve pas dans le simple cas d'un découpage métrique périodique, seule une analyse de ce type se révèle susceptible de résoudre ce difficile problème en ce qu'elle convoque à la fois les connaissances en psychoacoustique (prégnance des durées agogiques), en traitement du signal (traitement du signal de durées présenté à la figure 1) et en informatiques (le quantificateur se présente sous la forme d'un éditeur interactif permettant au compositeur de contrôler le processus).

Perspectives

Sans doute ce passage du matériau à l'écriture constitue-t-il pour la composition assitée par ordinateur le principal défi que l'avenir devra relever. Nous touchons ici à la limite du calcul de type algorithmique et les espoirs de développement se fondent actuellement sur ces nouvelles techniques informatiques que sont les systèmes à propagation de contraintes. En effet, s'il est possible de calculer un élément de matériau musical, voire un élément d'esquisse, il est rare qu'un calcul ou un ensemble de calculs puisse appréhender la totalité de la partition. L'idée dès lors consiste à spécifier des structures ouvertes, non totalement calculées, correspondant à des « régions » musicales, puis de spécifier un certain nombre de contraintes devant régir les relations entre ces différentes régions. L'ordinateur procde alors ˆ l'examen des contraintes, essaie différents choix permettant de finaliser les calculs partiels, et « propage » les conséquences de ces choix aux autres régions. Le compositeur pourra alors agir simultanément sur les différents plans de la structure musicale - grande forme, matériau, figuration - en s'appuyant sur l'ordinateur pour garantir la cohérence du tout selon ses propres règles. [an error occurred while processing this directive]