La musique, le nombre, l’ordinateur.

Gérard Assayag

Ircam

Octobre 98

 

Introduction

L'histoire des idées musicales s'est confondu pendant longtemps avec celle des idées philosophiques, religieuses, et pré-scientifiques. Réglée, dans la conception des anciens, et à l'instar de l'univers, par des relations numériques, la musique est considérée comme l'expression sensible d'une harmonie universelle. A ce titre elle constitue à la fois un domaine de spéculation et un champ d'expérience privilégiés, liée par un double flux aux disciplines de la raison : arithmétique, géométrie, astronomie. Ainsi, pour Képler, la spéculation sur les proportions musicales doit-elle se confronter aux observations astronomiques et aux connaissances de la géométrie Euclidienne; les expériences sur les objets musicaux engendrent, de leur côté, de nouvelles spéculations sur le mouvement des corps célestes.

Des trois unités de base de la perception musicale, hauteur, durée, intensité, c'est, de très loin, la première qui a donné lieu à la quantité la plus importante de travaux de la part des théoriciens et auteurs de traités. Pour en donner une idée simplificatrice, les hauteurs s'organisent en systèmes de complexité croissante : prises deux à deux elles forment entre elles un intervalle. Cet intervalle peut être est perçu de manière successive (si l'on frappe par exemple un Do suivi d'un Sol sur un piano) ou simultanée (si les deux touches sont frappées en même temps). Un premier ordre partiel est alors possible sur l'ensemble des intervalles selon leur caractère consonant ou bien dissonant (que l'on essaie par exemple de frapper deux touches adjacentes sur le piano). Un deuxième ordre, total, organise les hauteurs, prises comme des points repérés sur le continuum des fréquences, en échelles. L'histoire de la théorie musicale de la période classique grecque au XVIIIème siècle se ramène pour une très grande part à l'émergence de la gamme diatonique à sept degrés (les touches blanches du piano, do, ré, mi, fa, sol, la, si, do) et à son inscription dans le système plus général des 12 degrés chromatiques (les douze notes de do à do, incluant les touches noires qui sont des degrés diatoniques diésés ou bémolisés). Enfin, les niveaux supérieurs d'organisation musicale combinent ces éléments dans le temps selon des procédures complexes de succession et de superposition.

Devant l'impossibilté de tout traiter, nous avons donc choisi de restreindre le champ de cet article au domaine des hauteurs abordés sous l'angle de la consonance, des échelles et de la combinatoire.

Nomenclature :

Note est la note obtenue en ajoutant l'intervalle correspondant au Do de départ. Les noms des intervalles dérivent du numéro de degré diatonique qui correspondent à la gamme majeure bien connue do,ré,mi,fa,sol,la,si,do (touches blanches du piano). L'équivalence entre dièses (#) et bémols (b) se comprend dans le système tempéré matérialisé par les touches du piano : ce sont les touches noires. D'après Helmholz (1877).

Intervalle

Note

Degré diatonique

Degré chromatique

Ratio

p0

unisson

Do

1

0

1:01

m2

seconde mineure

Do#/Réb

X

1

16:15

M2

seconde majeure

2

2

9:08

m3

tierce mineure

Ré#/Mib

X

3

6:05

M3

tierce majeure

Mi

3

4

5:04

p4

quarte parfaite

Fa

4

5

4:03

tt

triton

Fa#/Solb

X

6

5:07

p5

quinte parfaite

Sol

5

7

3:02

m6

sixte mineure

Sol#/Lab

X

8

8:05

M6

sixte majeure

La

6

9

5:03

m7

septième mineure

La#/Sib

X

10

4:07

M7

septième majeure

Si

7

11

15:08

p8

octave

Do

X

12

2:01

 

Les intervalles et la consonance.

Un intervalle de hauteurs est défini par un rapport de fréquence. Le rapport 2:1 est ainsi caractéristique de l'intervalle d'octave existant par exemple entre un La vibrant à 880 Hz et un La à 440 Hz une octave plus bas. Si les grecs avaient déjà remarqué que les notes aigües correspondent à un mouvement rapide de la corde et les graves à un mouvement lent, c'est par les rapports entre longueur de corde vibrante que Pythagore (Vème siècle a.c.) caractérisa véritablement les intervalles musicaux.

Les pythagoriciens considéraient les nombres 2 et 3 comme des générateurs universels capable d'engendrer tous les intervalles par des rapports de puissances de 3 et et de 2 :

Voici la gamme de Pythagore exprimée en rapports de fréquence et réordonnée selon l'habitude moderne :

1:1

9:8

81:64

4:3

3:2

27:16

243:128

2:1

ut

mi

fa

sol

la

si

ut

Les disciples d'Aristoxène (IVème siècle a.c.), moins attachés à la valeur métaphysique des nombres connaissaient la suite harmonique, dans laquelle les hauteurs successives sont des multiples entiers en fréquence d'une note fondamentale :

1

2

3

4

5

6

7

Do1

Do2

Sol2

Do3

Mi3

Sol3

Sib3

Nous savons maintenant que les éléments de cette suite coexistent sous la forme de partiels à l'intérieur d'un même son lorsque ce dernier est périodique et que ce sont les premiers numéros de la série qui sont les plus dotés en énergie et donc perceptivement les plus saillants. Cela explique l'importance particulière accordée par les anciens aux rapports 2:1 (octave), 3:2 (quinte), et 4:3 (quarte). Si l'on construit une quarte sur Do (Do:Fa = 3:4), on obtient les trois générateurs Do, Fa, Sol. En reconstruisant la série des harmoniques pour chacun de ces générateurs et en la réordonnant dans l'ordre de la gamme, Zarlino (XVIème siècle) obtient les rapports suivants :

ratios :

1

9/8

5/4

4/3

3/2

5/3

15/8

2

gamme diatonique

ut

mi

fa

sol

la

si

ut

(gamme dite des physiciens ou de Zarlino) qui sera retenue comme l'expression la plus simple de l'intonation juste, c'est à dire des intervalles "naturels".

Dès l'abord, p0, p8, p5 et p4 se donnent comme intervalles parfaits : ils sont les plus agréables à l'oreille et de surcroît définis par les proportions les plus simples : 1, 2, 3:2, 4:3. De cette heureuse coïncidence découle probablement la croyance manifestée au moyen-âge en une économie parfaite de l'ordre universel, ordre prenant sa source dans les nombres et y revenant en quelque sorte par le médium de la musique qui les matérialise. "Les nombres sont pour ainsi dire le principe, la source et la racine de toutes choses" (Théon de Smyrne).

De cette mystique des nombres découlent aussi les théories archaïques de la perception des intervalles musicaux. Point de vue physique : "l'action de l'ouye n'est autre chose que le desnombrement des battements de l'air, soit que l'âme les compte sans que nous l'apercevions, ou qu'elle sente le nombre qui la touche" (Mersenne, vers 1636). Point de vue mathématique : "La musique est un exercice occulte de l'arithmétique de l'âme qui ne sait pas qu'elle compte" (Leibniz, 1712).

Dans le seconde partie du XIIIème siècle, avec l'école de Notre Dame, la polyphonie (superposition de plusieurs voix) confirme son développement qui deviendra par la suite un phénomène considérable dans la musique occidentale. La nécessité de régler la superposition des sons accentue alors le besoin de classifier consonances et dissonances.

La classification de Jean de Garlande est une de celles qui fait alors référence (vers 1275)

perfectae

mediae

imperfectae

consonances

p0 p8

p5 p4

M3 m3

dissonances

m2 tt m6

M6 m7 M2

De Garlande ne justifie pas autrement cette classification. Cependant C. Mayer note qu'elle se retrouve implicitement contenue dans un système numérique d'engendrement des intervalles figurant dans certains manuscrits relatifs à l'astronomie dès le XIIème siècle. Ce système est présenté sous la forme d'un diagramme portant sur deux branches les puissances de 2 et de 3 successives. La succession des rapports alternés entre nombres figurant sur chacune des branches livre l'ensemble des intervalles musicaux. Or les catégories de la classification de Garlande apparaissent comme des séquences connexes d'intervalles dans le diagramme. Ces intervalles sont construits par combinaisons d'octaves et de quintes selon un principe clairement inspiré de la théorie Pythagoricienne :

Depuis la période Carolingienne la musique était une science à part entière du Quadrivium avec l'arithmétique, la géométrie et l'astronomie. Associée à l'arithmétique, elle s'opposait comme sciences des quantités discrètes à la géométrie et l'astronomie, sciences des quantités continues. Kepler dans son Harmonia Mundi (1619) remet cette classification en question et range la musique dans la catégorie des quantités continues. Pour lui en effet, les intervalles consonants sont engendrés par les polygones constructibles; les intervalles dissonants, eux, correspondent aux polygones inconstructibles, c'est à dire incommensurables au rayon du cercle. Les côtés d'un polygone inscrit dans un cercle délimitent autant d'arcs de cercles. Kepler fait une analogie entre les proportions formées par ces arcs entre eux ou avec la circonférence à celles issues de la division de la corde. Ainsi, le triangle délimite-t-il trois secteurs de 120° sur les quels on peut former la proportion 2:3 / 1:3. Une corde pincée selon les même proportions fait résonner la quinte (3:2) de la corde à vide. Pour relier sa théorie de l'harmonie musicale à ses conceptions astronomiques, dans lesquelles les orbes sphériques des planètes sont définies par les cinq polyèdres réguliers d'Euclide, Kepler considère l'intersection de ces polyèdres avec le plan zodiacal.

Mersenne, auteur de l'Harmonie Universelle (1636) refuse l'argument de l'incommensurabilité. On l'a vu, Mersenne considère les "battements de l'air", or les nombres de ces battements sont commensurables entre eux. Leibniz rejoindra Mersenne en considérant que la consonance est liée au nombre de coïncidences entre ces battements (qui se calcule en fait par le ppcm des périodes de vibrations. Cet idée préfigure l'argument du partiel commun défendu par Helmholz au 19ème siècle, voir plus loin) et préconisera le retour à l'arithmétique des nombres entiers.

Dans la continuïté logique de ce basculement, le mathématicien Euler, dans un ouvrage écrit à 24 ans (Essai d'une nouvelle théorie de la musique, 1739) va préparer le lit des conceptions musicales contemporaines en considérant que non seulement consonances et dissonances ne sont pas irréductibles, mais qu'elles dénotent des degrés de complexité différents d'un même phénomène, entre lesquelles toutes les nuances sont imaginables. Pour Euler "...tout ce qui, à notre sentiment, possède une certaine perfection,nous plaît...Ainsi dans toute chose où il y a de la perfection il y a aussi de l'ordre. " C'est la decouverte inconsciente de l'ordre caché de la nature qui provoque la jouissance musicale. A ce titre, même les dissonances peuvent provoquer un plaisir musical, car procédant de la même cohérence globale. Euler donne même une mesure de la dissonance déterminée par la décomposition en nombres premiers des nombres formant une proportion intervallique. Soit le produit a1.a2 caractéristique de l'intervalle a1:a2.

où la décomposition en facteurs premiers de a est :

Ainsi, g(1) = 1, g(2:1) = 2, g(3:2) = 4, g(3:4) = 5, g(4:5) = 7, g(7:12) = g(16:9) = 11. g(8:9) =12.

En 1636 dans son "Discours sur les deux principaux systèmes du monde" Galilée avait expliqué clairement la relation existant entre la hauteur entendue et la fréquence de vibration d'une corde.

Mersenne, qui connaissait l'ouvrage de Galilée trouva le facteur k correct en comptant le nombre de vibrations sur de très longues de cordes. Il fallut cependant attendre l'invention de Fourier pour qu'apparaissent les premières théories scientifiques de la consonance. Fourier démontra qu'un son périodique (comme les sons instrumentaux utilisés dans la musique) pouvait se décomposer en une somme de sons purs (sinusoïdaux) de fréquence 1f, 2f, 3f, ...Ces sons partiels étaient déjà connu intuitivement, du moins en ce qui concerne les partiels 2 (octave), 3 (quinte), et 5 (tierce majeure) à l'époque de Rameau. Mais c'est à Helmholz (HelmHolz 1877) que reviendra le mérite de formuler clairement les conditions de la consonance :

Helmholz caractérise la consonance entre deux sons A et B par la coïncidence parfaite existant entre 2 partiels de rang peu élevé appartenant respectivement à A et B. Ainsi si B est à la quinte de A (rapport 3:2), le 3ème partiel de A et le deuxième partiel de B coïncident. Ce partiel commun crée un lien dans une zone du spectre sonore où l'énergie est à un niveau significatif. La consonance est alors caractérisée par le rang des deux partiels coïncidents :

partiel de A

intervalle

partiel de B

2

p8

1

3

p5

2

4

p4

3

5

M6

3

5

M3

4

6

m3

5

La dissonance est liée selon Helmholz aux battements (variation périodique d'intensité) qui se produisent entre des partiels proches sans être égaux créant ainsi une ruguosité déagréable, due au caractère discontinu de l'activation des nerfs auditifs. Le battement est d'autant plus perturbateur qu'il se produit entre partiels de rang peu élevé. La fréquence du battement est égale à la différence de fréquence f des 2 partiels. On retrouve l'ancienne définition d'Euclide : "La consonance est le mélange d'une hauteur avec une autre. La dissonance est incapacité de se mélanger, quand deux hauteurs ne peuvent se mélanger, mais apparaissent rugueuses à l'oreille". Pour Helmholz, la consonance est un cas particulier de la dissonance (f = 0). Helmholz conçoit une fonction de ruguosité qui croît avec la fréquence de battements jusqu'à un maximum de f = 33 Hz et décroît ensuite. Pour synthétiser ses résultats dans une représentation graphique, il plaçe sur l' axe des abcisses le continuum de fréquence entre do (264 Hz) et do (528 Hz) et trace en ordonnée la ruguosité obtenue pour chaque paire de partiels concernée lorsqu'on fait résonner la fréquence en abcisse avec le do (264 Hz) de référence. Aux minimima de la courbe apparaissent les consonances m3 (6:5), M3 (5:4), p4(4:3), p5 (3:2), M6 (5:3), p8 (2:1).

[ILLUSTRATION : graphes de la dissonance obtenu par battements, p. 193, On the sensation of tone, H. Helmholz]

Helmholz (Helmholz 1877) : "Hence, I do not hesitate to assert that the preceding investigation, founded upon a more exact analysis of the sensation of tone, and upon purely scientific, as distinct from esthetic principles, exhibit the true and sufficient cause of consonance and dissonance".

En 1965, Plomp et Levelt mènent une étude psychoacoustique systématique de la ruguosité et confirment qu'elle dépend de la différence f entre les fréquences f1 et f2 de partiels proches, mais que le maximum de ruguosité à f = 33 Hz n'est pas constant. La séparation f = f2 - f1 créant le maximum de ruguosité croît de manière quasi linéaire avec la fréquence centrale fc = . Autour de ce maximum, la ruguosité décroît rapidement. La bande de fréquence centrée sur fc à l'intérieur de laquelle la ruguosité devient perceptible s'appelle la bande critique. Elle croît elle aussi en fonction de la fréquence centrale et a été définie en 1954 par Zwicker comme caractéristique du pouvoir de résolution de l'oreille ; cela signifie que lorsque f1 et f2 sont écartées de moins d'une bande critique, le cerveau n'est pas en général en mesure de les discriminer comme fréquences distinctes. En effet, le spectre des fréquences est codé de manière spatiale le long de la membrane basilaire dans l'oreille interne. Pour être séparables , deux fréquences doivent exciter des groupes de cellules nerveuses suffisamment distants. Ainsi, les limites de l'ordonnancement divin imaginées par Kepler (les dissonnances, incommensurables, n' y ont pas place) se trouvent elles réintroduites à l'intérieur de la machine perceptive (des sons dont les fondamentales sont dans un "mauvais" rapport contiennent des composantes dont la proximité en fréquence dépasse la résolution fréquentielle de l'oreille; ces composantes n'ont, d'une certaine façon pas place en tant qu'entité séparées dans la construction de l'image acoustique).

L'illustration suivante montre la largeur de bande critique en fonction de la fréquence centrale.

[ILLUSTRATION. Largeur de bande critique en fonction de la fréquence. D'après. Plomp 1976 ]

Dans le graphe suivant, qui est à comparer avec celui établi un siècle auparavant par Helmholz, on a représenté la consonance de deux sons contenant 6 partiels chacuns, calculée à partir de leur séparation en fréquence d'après les bandes critiques.

[ILLUSTRATION. Consonance en fonction de la séparation en fréquence. D'après. Plomp, R & Levelt, 1965 ]

 

La formation de la gamme diatonique

Les sept notes de la gamme diatonique occidentale do, ré, mi, fa, sol, la, si, qui parcourent une octave de do à do par cumulation des intervalles successifs ton, ton, demi-ton, ton, ton, ton, demi-ton, ont été reconstruites par bien des moyens différents. Leurs intervalles correspondent à des rapports de fréquence, légèrement différents selon la méthode de reconstruction (ex : 5:4 ou 81:64 pour la tierce do:mi), les proportions de références étant celles issues de la suite harmonique, exprimées dans la gamme de Zarlino. Malheureusement, si l'on regarde les proportions successives on s'aperçoit qu'elle contient deux types de tons : Do:Ré (9:8) et ré:mi (10:9). Le surplus est le comma 9/8:10/9 = 81:80 (approximativement 1/9 de ton) qui reste perceptible. Du coup, l'intervalle Ré:La est une quinte pythagoricienne (3:2) diminuée d'un comma. Le problème épineux que se posent alors les théoriciens revient à faire coexister des octaves justes et des quintes justes soit l'équation 2i=3j qui n'a pas de solutions.

A la fin du XVIIème siècle, WerckMeister propose un compromis :

Suite des quintes :

ratio

note

0

1

do

1

3/2

sol

2

9/4

3

27/8

la

4

81/16

mi

5

243/32

si

6

729/64

fa#

7

2187/128

ut#

8

6561/256

sol#

9

19683/512

ré#

10

59049/1024

la#

11

177147/2048

mi#

12

531441/4096 = 129,746

si# = approx. Do

Suite des octaves :

1

2

4

8

16

32

64

128

do0

do1

do2

do3

do4

do5

do6

do7

Donc 12 quintes sont approximativement égales à sept octaves. 531441/4096 = 129,746 est légèrement plus grand que 128 (la différence c est le comma pythagoricien). Werckmeister répartit le surplus, en raccourcissant chaque quinte de c/12. Une fois ramenés dans l'intervalle d'octave, les 12 notes engendrées par itération de quintes forment les 12 degrés de l'échelle chromatique tempérée. Tous les intervalles sont maintenant un peu faux par rapport au résonances naturelles, mais le système ouvre la porte à la propriété de transposition illimitée dans les douze tons, exploitée par Bach dans Le Clavecin bien tempéré.

A la même époque, Holder et Mercator cherchent un plus grand commun diviseur entre tous les intervalles et divisent l'octave en 53 parties égales (approximativement des commas); au XIXème siècle, Janko propose 41 divisions. Fokker, au XXème siècle, construit un tempérament à 31 divisions. Mais aucun de ces systèmes ne réussira à s'imposer.

De manière générale, un tempérament est défini par le rapport existant entre entre deux degrés successifs de l'échelle, où n est le nombre de divisions de l'octave. Euler a proposé la représentation par logarithmes pour passer d'un mode multiplicatif à un mode additif plus proche de la pratique musicale. L'échelle chromatique tempérée traditionnelle correspond ainsi la suite des nombres entiers dans les logarithmes à base . Des compositeurs se sont amusés à expérimenter des valeurs de n différentes de 12 ou même des échelles non définies par rapport à l'octave. Dans une pièce de musique électroacoustique, K. Stockhausen a choisi (soit 28 division égales entre un fondamental et la 5ème harmonique).

On a résumé ces résultats dans le schéma suivant : Les douze degrés de l'échelle chromatique tempérée y figurent sur un cercle de do à do, numérotés de 0 à 0 modulo 12. Les nombres en gras représentent les 7 degrés de la gamme diatonique. Figurent ensuite les intervalles formés par chaque degré avec le Do de référence. Enfin, le nom des notes (les notes situées entre deux degrés de l'échelle diatonique s'obtiennent en choisissant la note immédiatement inférieure, resp. supérieure, et en lui accolant le signe #, resp. b). Le redoublement à l'octave n'étant pas significatif, on a affaire à une structure cyclique modulo 12.

Balzano (Balzano 1980) a donné une définition formelle de la construction chromatique : le schéma précédent représente le groupe cyclique C12 des entiers modulo-12 {0,1, 2, ..., 11} munis de l'addition. Chaque élément peut être interprété comme un point dans le continuum des log(frequence) ou comme une transformation intervallique : 2 est la note ré, ou bien la transformation 2(n) = n + 2 mod 12, qui ajoute une seconde majeure à son argument. On note gi la transformation g itérée i fois. On rappelle qu'un groupe est cyclique s'il existe au moins un g tel que gn = Identité; g est alors un générateur : 1 est générateur de C12 car 112 = I . 2 génère le sous groupe C6 = {0 2 4 6 8 10} de C12 ; c'est la gamme par ton. Les autres sous-groupes sont C4 généré par 3, C3 généré par 4, et C2 généré par 6. (l' inverse modulo 12 d'un générateur, apparaissant sur le cercle dans la position symétrique autour de l'axe 0-6,engendre le même sous-groupe). Ces sous groupes correspondent à des structures musicales clairement identifiées dans l'harmonie traditionnelle, comme l'accord de septième diminuée ou de quinte augmentée. Tous les diviseurs de 12 et leurs inverses engendrent des sous groupe propres de C12. Seuls 1, 5 et 7 engendrent C12 lui même, c'est à dire que l'échelle chromatique modulo 12 est engendrée par succession de demi-tons, de quarte ou de quintes. (5 est l'inverse de 7).

Dans ce diagramme, on a figuré C12 dans l'ordre où il est engendré par 7 (cercle des quintes). La transformation qui permet de passer de la première représentation à la deuxième (0->0, 1->7, 2->2, etc.) est un automorphisme de C12 qui conserve l'addition d'intervalles (exemple : 2 + 3 = 5 et p(2)+p(3) = 2 + 9 = 11 = p(5)). Les seuls autres automorphismes de C12 sont des cas triviaux obtenus en permutant les inverses 2 à 2. Dans cette représentation, l'échelle diatonique apparait comme une chaîne connectée de longueur m = 7.

Lorsqu'on déplace (transpose) cette chaîne le long du cercle, on a un "overlap" (nombre d'éléments communs) qui est une fonction de la distance de déplacement. Ainsi un décalage de 1 pas crée un overlap de 6 sur 7 et donc l'appartition d'1 seul élément nouveau (dièse ou bémol). m = 7 est la plus petite échelle dotée de la propriété d'overlap et contenant tous les intervalles (m = 5 n'a pas le triton ni la tierce mineure). Pour m > 7, tous les intervalles sont représentés, mais la propriété d'overlap se détériore rapidement. De surcroit, mis à part pour le triton, m = 7 a une propriété unique : à un nombre donné de degrés chromatiques correspond toujours un nombre donné de degrés diatoniques, ce qui a permis la nomenclature des intervalles en référence au nombre de degrés diatoniques (quinte : cinq degrés, sixte : six degrés etc.). Enfin, (p5) 7 = m2, ce qui veut dire que lorsqu'on décale la chaîne diatonique d'un cran vers la droite, la relation entre l'élément qui disparaît Fa(5) et celui quiapparaît Fa#(6) est minimale : une seconde mineure. A l'inverse, (p5) 5 = (m2)-1, et si(11) devient Sib(10). C'est ainsi que le parcours du cycle des quintes engendre, dans l'ordre qu'apprennent tous les étudiants en musique, les groupes de dièses et de bémols caractéristique de chaque tonalité.

Balzano montre ainsi que l'échelle diatonique à 7 degrés, élément central de la théorie classique de la musique, représente un optimum du point de vue de son "potentiel de transposition" et de son exhaustivité intervallique et se décrit naturellement au sein du formalisme C12. En contradiction avec la doctrine de l'harmonie des sphères, le système des douze demi-tons tempérés représente un compromis entre l'observation de la résonance naturelle et une structure mathématique, le groupe cyclique C12, qui ne s'y accorde qu'au prix d'une distorsion significative, tout en augmentant considérablement la capacité combinatoire du système des hauteurs.

 

La combinatoire, l'automatisation, l'ordinateur.

Dans son Harmonie Universelle (1636) Mersenne se demande s'il est possible de composer le meilleur chant imaginable ; il répond par la négative car le nombre de chants possibles est trop grand et on ne pourrait pas procéder par la technique que les informaticiens d'aujourd'hui appellent "générate and test". Il se donne néanmoins la peine d'effectuer, dans cet ouvrage et dans d'autres, des dénombrements fastidieux dont il ne donne que les résultats. E. Knobloch a reconstitué ces calculs par les formules de combinatoire usuelle.

Mersenne calcule les permutations de 1! jusqu'à 64! et met par écrit les 720 mélodies de 6 sons sans répétition.

[ILLUSTRATION : table de la combination depuis 23 jusqu'à 64. Mersenne. Harmonie Universelle. 1636. ]

[ILLUSTRATION : Sept cent vingt chants de l'hexacorde mineur. Mersenne. Harmonie Universelle. 1636. ]

Le nombre de permutations avec répétitions rend compte des mélodies de n notes, construites à partir de p notes, dans lesquelles la note i est répétée ni fois. Mersenne considère les mélodies de 9 notes, et les 30 possibilités de partage de 9. Par ex : 3 2 2 1 1 donne 9! / 3!2!2! = 15120 mélodies de neuf notes avec une note répétée 3 fois, une autre 2 fois, une autre 2 fois, et 3 notes sans répétition. Suivent les arrangements et combinaisons , puis un calcul assez compliqué : soit à calculer une séquence de p notes, avec r <= p notes prises dans un réservoir de n notes, telles qu'il y a r1 notes répétées 1 fois, r2 notes répétées 2 fois, r3 notes répétées 3 fois, ... , rp notes répétées p fois, avec : r1 + r2 + ... + rp = r et 1.r1 + 2. r2 + ... + p.rp = p. Le nombre des possibilités est :

Mersenne explore n = 22, p = 9, et, de nouveau, les 30 partages de 9.

De la systématisation de l'idée combinatoire aux XVIIème et XVIIIème siècles découle naturellement celle d'automatisation de la production musicale qui débouche alors sur l'apparition des premières "machines à composer". La "caisse musicale" (arca musurgica) de Kircher contient des lattes mobiles que l'on doit permuter. Sur les lattes sont indiquées les notes et des nombres codant durée et tonalité. A la fin du XVIIIème siècle apparaissent des jeux musicaux comme le Musikalisches Wurfespiel de Mozart qui, à base de tables, de cartes et de dés, engendre par un principe combinatoire des menuets de 16 mesures. Le componium de Diederich Winkel (1826) est un "improvisateur mécanique" basé sur des mécanismes d'horlogerie et qui a l'avantage de posséder une sortie sonore directe utilisant des tuyaux d'orgues.

L'apparition de l'ordinateur dans la deuxième moitié du XXème siècle suscite un regain d'intérêt pour les questions combinatoires : les espaces de recherche gigantesques entrevus par Mersenne sont, semble-t-il à portée de puissance des calculateurs. Le début des années 60 voit fleurir un certain nombre d'expériences : Xenakis, Hiller, Barbaud sont alors les pionners de la composition assistée par ordinateur. Mais, d'une part, même avec des puissances de calcul non négligeables, la combinatoire musicale à l'échelle d'une pièce entière et non plus de quelques accords reste d'un coût considérable. D'autre part, un problème qui avait été quelque peu escamoté tant que ces questions n'avaient pas rejoint le champ expérimental resurgit : l'énumération de solutions n'est rien si l'on ne dispose pas d'un modèle fixant les critères de choix. Et l'on ne sait toujours pas pourquoi devant la multitude des solutions le compositeur, sûr de son métier, va directement à la bonne – une chose est certaine cependant : le praticien ne procède pas de manière énumérative.

L'utilisation de l'ordinateur dans la composition progesse de manière significative depuis quelques années. Sans chercher à confier à la machine l'organisation à tous les niveaux d'une architecture musicale, les musiciens construisent avec son aide des matériaux structurés qui peuvent consister en systèmes d'échelles, d'accords, de rythmes. Ces systèmes, ou modèles, une fois programmés donnent lieu par paramétrage à une exploration expérimentale qui économise énormément de labeur. Les programmes d'analyse acoustique, utilisant notamment la transformée de Fourier, permettent enfin de chercher de nouveaux éléments au cœur même de la structure sonore et d'élargir le champ d'investigation à tout l'ensemble de l'univers sonore, notamment aux sons inharmoniques dont les composantes spectrales peuvent être dans des rapports irrationnels.

Revenons un peu en arrière.

On situe les premières expériences d’utilisation de l’ordinateur dans la composition musicale vers le milieu des années 50. En 1956 R. C. Pinkerton suggéra un système de composition stochastique qu’il appela le " banal tunemaker ". Il utilisa 39 mélodies précomposées, servant de matériau à un choix aléatoire par lancer de dés qui les ordonnait en en séquences. Son travail, ainsi qu’une implémentation du jeu de dé de Mozart par D. A. Caplin en 1955, furent une source d’inspiration pour J. Cohen et J. Sowa dans leur élaboration de ce qu’ils appelèrent " Machine to Compose Music ". Cette dernière utilisait comme matériau un ensemble de pièces simples pour piano. La machine d’Olson et Belar, réalisée, elle, au tout début des années cinquante n’était pas tout à fait un ordinateur, mais un ensemble de circuits électroniques spécialisés comportant un sous-système de génération sonore et un autre de composition stochastique.

La méthodologie suivie pour ce premier ensemble d’expériences peut se décrire en trois étapes :

Analyse probabiliste d’un matériau musical pré-existant, génération aléatoire selon les distributions de probabilité, choix des résultats. Le premier bilan qui en fut tiré établissait que l’ordinateur ne pouvait être utilisé pour la troisième étape, le goût du musicien n’entrant pas dans le modèle. Cela reste vrai en grande partie aujourd’hui.

Il faut cependant attendre L. Hiller pour parler véritablement de composition automatique. En compagnie de L. Isaacson, Hiller crée en 1957 la première véritable pièce composée avec ordinateur : " Illiac suite for String Quartet ". Hiller défendait une démarche " soustractive ", en utilisant le langage de la théorie de l’information ou de la théorie générale de systèmes, très à la mode à l’époque : "...le processus de composition musicale peut être caractérisé comme l’extraction d’ordre d’une multitude chaotique de possibilités disponibles... ". Les expériences conduites pour la suite Illiac ne sont pas si éloignées du paradigme de Pinkerton ; cependant Hiller introduisit certaines innovations. Le matériau de base pour la suite Illiac est engendré dynamiquement et en grande quantité grâce à l’algorithme de Monte-Carlo. Ce dernier produit des nombres qui sont codifiés et associés à différents paramètres musicaux comme les hauteurs, les intensités, les groupes rythmiques et même les modes de jeu. Ces paramètres sont ensuite soumis à un ensemble de règles compositionnelles (inspirées des travaux de Fux sur les traités de Palestrina). A la différence des premiers travaux où le choix était fait en regardant dans des tables, ce sont ici les règles qui déterminent la validité du matériau. Les règles sont implémentées en utilisant la technique des chaînes de Markov. Donnons un exemple pour illustrer l’utilisation de cette technique dans le domaine musical : supposons que nous prenons une mélodie existante et que nous construisons une table dans laquelle, pour chaque note nous calculons les probabilités qu’elle soit suivie par chacune des autres notes de l’échelle dodécaphonique. Une fois la table construite nous pouvons, en partant d’une note quelconque, produire différentes mélodies tout en respectant les probabilités établies, produisant ainsi un ensemble de mélodies qui partagent certains intervalles avec la mélodie d’origine. De manière analogue, nous pouvons refaire l’expérience en créant la table sans avoir besoin d’une mélodie donnée a priori. Cet exemple montre une utilisation simple d’une chaîne de Markov. En effet, l’exemple ne prend en compte que le prédécesseur immédiat de chaque nouvelle note. On parle alors, d’une chaîne de Markov de degré 1. Les règles de Hiller utilisent, elles, des relations de degré n. Il faut signaler que plus grand est le degré, plus il y a d’ordre dans le choix. La recherche de Hiller nous semble plus intéressante sur le plan de l’ingénierie musicale nouvelle que sur le plan du résultat artistique. Elle ouvre le champ de la composition automatique, qui est toujours vivant en particulier aux Etats-Unis.

Les travaux menés par P. Barbaud et R. Blanchard en France au début des années 60 ont aussi une place importante dans l’histoire de la CAO. " 7! ", datée de 1960, est reconnue comme la première œuvre réalisée par ordinateur en France. De même que pour Hiller, Barbaud reprend les théories aléatoires pour construire ses pièces, en argumentant sur le fait que la musique oscille entre l’ordre et le désordre. Cependant il va plus loin dans la formalisation nécessaire au compositeur pour traduire ses idées dans le langage des machines. Les travaux de Barbaud reposent sur la théorie des ensembles, qui sert de base pour l’analyse du langage tonal. On définit par exemple les demi-tons par Z/12, l’ensemble des résidus modulo 12, et l’opération de transposition par l’addition. D’autres acteurs du langage tonal comme les gammes, les accords, etc. sont réduits à des ensembles ou à des ensembles d’ensembles. L’œuvre automatique chez Barbaud est le résultat de l’application de divers types de règles sur des données exprimées sous la forme d’ensembles. Les règles sont spécifiées par des automates finis ou des matrices stochastiques. À l’aide de ce dispositif, Barbaud peut générer du contrepoint avec harmonisation et contrôler jusqu’à un certain point l’imitation stylistique. Dans cette vision ensembliste, cependant, le problème du temps musical est sujet à diverses questions, car la seule façon de parler du temps est la succession d’événements, ce qui implique un temps strictement linaire et irréversible. La démarche artistique de Barbaud est plus riche que chez ses prédécesseurs car elle inclut une formalisation cohérente de la théorie musicale. D’autres précurseurs, comme Philippot ou Riotte ont permis à cette école française d’occuper une place importante dans la genèse de la composition assistée par ordinateur.

L’équipe Représentations Musicale de l’Ircam, fondée en 1992 a bénéficié de tous les travaux exposés aux paragraphes précédents dans sa tentative de construire une démarche cohérente clairement identifiée sous le nom de Composition Assistée par Ordinateur, avec un accent particulier sur la notion d’écriture. Nous essayons de définir ici le cadre général dans lequel nous situons notre recherche.

Nous structurons notre cadre conceptuel autour de trois axes : langage, notation et perception.

Tout d'abord, il nous faut mettre en adéquation deux activités d'ordre symbolique et combinatoire : d'un côté, la recherche de nouveaux éléments de langage musical et de nouveaux modes de structuration de ces derniers ; de l'autre, la spécification et l'exploitation interactive d'algorithmes permettant d'actualiser ces idées et d'en explorer systématiquement les conséquences techniques et artistiques.

Construire des structures, exprimer des calculs n'a d'utilité que dans la mesure où données et résultats peuvent être interprétés et représentés dans des dimensions musicalement significatives telles que hauteur, durée, intensité, ou timbre pour se limiter aux catégories traditionnelles. Fournir des interfaces visuelles et auditives qui améliorent cette interprétation est alors une nécessité impérative. Dans la perspective d'aide à l'écriture où nous nous plaçons, une grande importance est donnée à la notation musicale traditionnelle. Celle-ci agit idéalement dans un logiciel de CAO non seulement comme matérialisation des informations circulant dans le système mais aussi comme support de l'inventivité formelle. À ce titre, la notation devrait être dotée de la même souplesse, de la même ouverture (en termes d'extensibilité et de programmabilité) que le langage de programmation lui même et constituer à terme le "milieu" naturel d'expérimentation. Les niveaux du langage et de la notation tendront alors à se confondre du point de vue de l'utilisateur.

Les manipulations sur un matériau compositionnel ont un caractère éminemment combinatoire. Toute l'entreprise pourrait rester au stade de la spéculation formelle si un lien solide n'était établi avec la perception. Plusieurs principes peuvent être appliqués pour arriver à cette fin : constitution de tests auditifs à partir des sorties musicales, connexion du logiciel de CAO à des outils d'analyse et de synthèse, ou intégration de modèles acoustiques et psycho-acoustiques au sein même du système.

Nous avons essayé avec notre logiciel OpenMusic de rendre la plus continue possible la transition entre les divers niveaux de schématique structurelle intervenant dans la conception musicale. OpenMusic prend la suite, dans notre travail, de PatchWork, un environnement qui utilisait déjà la notion de programmation visuelle. Dans OpenMusic comme dans PatchWork, l'unité de calcul est la fonction. Une fonction est matérialisée par un icône qui dispose d'entrées et de sorties. Les icônes se connectent entre eux pour former un patch. Le patch est l'unité de programme. Il peut à son tour être condensé en un icône et, masquant sa complexité interne, devenir à son tour un atome de calcul dans un autre patch. Premier aspect récursif dont on jouera pour montrer ou cacher la complexité. La programmation devient alors un art graphique par lequel on essaiera de rendre évidents les aspects syntaxiques et sémantiques.

À la différence de PatchWork, les fonctions sont dotées de généricité (ou polymorphisme). Une fonction est alors à considérer comme un ensemble de méthodes, qui réalisent chacune un calcul dépendant du type des objets qu’elle traite. Ainsi, la fonction "addition", appliquée à deux nombres, en calculera la somme ; appliquée à deux structures musicales elle en opérera la fusion rythmique, si c'est là la signification que l'on désire lui donner. Il y a là un avantage considérable qui est de favoriser l'abstraction. Le même icône sera utilisé dans les deux cas, et dans les deux cas un aperçu rapide du programme donnera une indication sémantique sur le type d'opération en jeu. On passe donc de la notion de calcul à la notion de classe de calculs par un artifice de notation : l'identité visuelle.

En plus des fonctions est utilisée la notion d'objet. Un objet est une instance, une concrétisation, d'un autre objet que l'on appelle une classe, modèle abstrait nécessaire à sa fabrication. Par exemple, les classes nombre entier, ensemble, structure harmonique, etc. Une classe peut avoir des sous-classes : par exemple la classe accord est une sous-classe de la classe structure harmonique. Les objets créés directement par l'utilisateur ou résultats d'un calcul peuvent être matérialisés : ils émergent littéralement à la surface du patch, sous formes de nouveaux icônes, et deviennent des sources de valeur ou des lieux de stockage d'information. Un objet peut ainsi être un simple nombre, un texte ou une polyphonie à vingt-quatre voix.

Les objets, y compris les patches, peuvent être "plongés" dans une maquette, qui est une sorte de surface graphique dont la dimension horizontale représente le temps. Ainsi sont créées, par superposition et concaténation, les articulations entre objets élémentaires. Une maquette peut être plongée dans une maquette et articulée dans le temps à d'autres objets ou d'autres maquettes. Ainsi, par récursion, seront emboîtés les niveaux successifs de l’organisation formelle. Une maquette peut être plongée dans un patch, et devenir à son tour un atome de calcul : la structure musicale qu'elle représente devient source de valeur, simple paramètre pour un calcul de plus haut niveau. Encore une fois il appartient au créateur de calibrer la complexité, mais le système lui-même n'impose aucune limite.

Il est clair qu'une maquette, un patch, sont des notations. On a vu d’autre part qu’ils peuvent être plongés les un dans les autres, ad libitum : l’apport de l’informatique, à ce stade, n'est plus seulement quantitatif mais qualitatif. On bascule dans la mise en abyme de la notation.

Figure 1

La figure 1 montre exemple de patch (programme visuel) dans lequel on réharmonise le début de Syrinx de Debussy. Ce fragment est figuré en haut à droite en notation Midi (il s’agit en réalité d’un fichier Midi récupéré sur Internet et déposé sur la surface du patch). Cette petite séquence mélodique sera imposée à la voix de soprano. La courbe en haut à gauche, dessinée à la main, est un profil mélodique imposé à la voix de basse qui sera donc toujours descendante. La formule (0_7 (4 3) 8_15 (4 6 10)) est une contrainte intervallique sur les accords. Les huit premiers accords ne contiendront que des tierces majeures et mineures superposées et les huit derniers des tierces majeures, des quartes augmentées et des septièmes mineures. Plusieurs autres contraintes portant sur le profil d’ambitus et de densité des accords ont été masquées dans cet exemple. Le module csolver , un moteur de propagation de contraintes développé par C. Rueda, combine les contraintes et calcule toutes les séquences harmoniques obéissant aux règles. On peut voir une solution possible dans la figure 2.

Figure 2

 

Dans les maquettes, les structures d’imbrication hiérarchique et d’ordonnancement temporel, en d’autres termes, la forme, disposent d’une représentation visuelle explicite. Dans l’esquisse pour piano présentée figure 3 et réalisée par le compositeur Mikhail Malt, un certain nombre de blocs temporels ont été déposés sur la surface de la maquette.

Figure 3

Leur position correspond à des dates en temps absolu. Leur extension horizontale correspond à leur durée. Leur extension verticale figure l’intensité. Des dessins ont été superposés à ces blocs dans un but de sémiotique musicale élémentaire. Ainsi, les triangles correspondent à des accords frappés dont la résonance décroît rapidement. Les figures bleues en dent-de-scie sont des ostinato d’accords. Le triangle couché et la forme en cloche sont des trilles rapides dont l’intensité croît ou décroît continûment en suivant la géométrie indiquée.

Figure 4

Dans la figure 4, les connections entre blocs temporels ont été révélées. Elles sont porteuses d’un autre niveau de sémantique musicale. On peut en effet y voir que les blocs se déduisent les uns des autres par des relations fonctionnelles. Ainsi, le troisième ostinato bleu est-il relié au premier accord rouge.

Si l’on " ouvre " cet ostinato (figure 5), on accède à un troisième niveau de l’organisation musicale, qu’on pourrait qualifier de syntaxique : c’est en effet ici que des éléments de matériau vont devenir des syntagmes par déploiement horizontal. Sans être versé dans les arcanes de la programmation visuelle, on peut aisément comprendre que l’accord qui entre dans ce patch par la flèche labellisée input se voit transposé d’une quarte augmentée redoublée (18 demi-tons soit 1800 cents), puis répété 6 fois, et envoyé dans un module de construction de séquence d’accords.

Figure 5

Revenons à l’accord rouge en bas à gauche qui se fournit lui-même comme matériau à l’ostinato bleu décrit au paragraphe précédent et ouvrons le (figure 6). Ici l’algorithmique de construction est réduite à sa plus simple expression puisqu’on n’y trouve que la définition littérale d’un accord, entré à la main par le compositeur. Nous sommes donc au quatrième et dernier niveau, celui du matériau brut.

Figure 6

Pour terminer, changeons la nature de l’affichage en imposant, la notation musicale traditionnelle (figure 7).

Figure 7

Devant cet outil complètement nouveau qu’est la maquette d’OpenMusic, nous avons donc accès de manière fluide à quatre niveaux interdépendants d’organisation musicale :

Ces quatre axes d’organisation sont autant de logiques musicales qui s’interpénètrent, l’innovation majeure étant ici de matérialiser cette interpénétration en d’en donner un contrôle interactif au compositeur. Ce contrôle débouche sur des possibilités d’expérimentations combinatoire inédites :

Ces quatre modalités expérimentales peuvent évidemment être combinées entre elles.

La CAO est très utilisée en Europe aujourd’hui et commence à diffuser dans le monde anglo-saxon, juste retour des choses si l’on songe qu’elle y est née au tournant des années soixante. Des compositeurs aussi divers que Tristan Murail et Gérard Grisey, qui s’en servent surtout pour l’engendrement de l’harmonie et du rythme, Brian Ferneyhough, qui y a découvert un défi à la mesure de son goût pour la complexité extrême, Claudy Malherbe, qui y voit l’outil incontournable à la mesure de son idéal de construction de nouveaux modèles pour chacune de ses pièces, Magnus Lindberg, qui vise au contrôle vertical complet depuis la forme jusqu’aux éléments syntaxiques du discours. OpenMusic est né de la confrontation avec tous ces créateurs, qui ont chacun une vision différente du rôle de la technologie. Notre expérience de collaboration entre scientifiques et créateurs nous a appris que la CAO avait profondément bouleversé les habitudes et les méthodes en composition musicale. Bien au delà d’un gain quantitatif, elle opère une remise en question qualitative des modalités de la création.

Dans un premier temps, la CAO a relativisé la fausse complexité de techniques qui étaient simplement compliquées. Lorsqu’un ordinateur peut calculer très rapidement toutes les variantes combinatoires issues d’un formalisme donné, par exemple le formalisme sériel, la valeur musicologique ne plus venir simplement de ce principe formel, mais de son adéquation réelle à la perception. Corrélativement, l’ordinateur permet d’explorer des champs expérimentaux d’une complexité réelle et qui étaient inaccessible auparavant, comme par exemple le champ du timbre dans sa représentation spectrale.

Dans un deuxième temps, la CAO a favorisé la démarche expérimentale qui permet de soumettre un très grand nombre d’instances musicales issues d’un formalisme au test de la musicalité. Plus encore, elle autorise l’expérimentation sur les formalismes eux même qui peuvent être testés et en retour modifiés ou abandonnés s’ils ne remplissent pas leurs promesses.

Aux notions romantiques d’unicité de l’œuvre et de son créateur, elle tend à substituer l’idée du modèle d’œuvre et de la coopération entre créateurs et scientifiques. C’est peut être là que réside son aspect vraiment révolutionnaire, et donc le plus polémique.

Enfin, la CAO renouvelle complètement l’idée de notation qui devient dynamique, incluant les mécanismes génétiques de l’œuvre. La partition, dont nous avons dit qu’elle devient partition potentielle, constitue d’une certaine manière sa propre analyse, ce qui est déjà le germe d’un bouleversement des habitudes musicologiques.

 

 

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