Marta Grabocz :
" Narrativité, signification et interprétation instrumentale en musique "
texte préparatif pour la séance consacrée à ce sujet lors du 17e Congrès de lIMS, 2002 Leuven, séance MSI 91.19
(organisatrice : Marta Grabocz ; particpants : Nicolas Meeùs, Ivanka Stoianova, John Rink, Jean-Marie Jacono ; Fred. E. Maus, Marta Grabocz)
Texte de présentation générale
propositions de thèmes pour cette séance :
I/Analyse simultanée de deux niveaux, deux couches dans une uvre musicale : le niveau de syntaxe, de grammaire (c.-à-d. la structure musicale dans le sens traditionnel) ; et le niveau du contenu expressif (le niveau " thymique ", sémantique ou " psychologiques ", des références extra-musicales, etc.)
II/ Définition et utilisation des topiques (ou, en dautres termes : intonation, indexicalités, sèmes, classèmes, isotopies)
III/ Comment peut-on décrire lorganisation des topiques, la " stratégie narrative " (ou, plus simplement : la stratégie dans lusage des topiques) dans le cadre dune forme musicale ?
/Voir par exemple la référence aux modèles empruntés à la linguistique, la littérature, la rhétorique ou aux autres domaines/
IV/ Utilisation des moyens analytiques mentionnés ci-dessus dans le but dune meilleure connaissance des styles musicaux du passé, ou bien du style dun compositeur ou des périodes de création à lintérieur dun uvre intégral dun compositeur.
V/ Comment ces méthodes nouvelles contribuent-elles à mieux explorer ou à approfondir certains domaines musicologiques ? Par exemple dans le domaine
1/ de lanalyse comparée entre différentes expressions artistiques (littérature et musique ; arts visuels et musique) ; 2/ de la compréhension de certaines formes musicales exceptionnelles, qui " dévient " des règles dun style ; 3/ de fournir une explication " scientifique " aux formes musicales exceptionnellement dramatiques, " cathartiques " ; 4/ dévaluation des interprétations instrumentales sur la base de cette meilleure connaissance dun style musical.
Depuis environ 15 ans, on assiste à un " changement de paradigme " au sein de la musicologie : les premiers livres de Ch. Rosen (1971), J.-J. Nattiez (1975), G. Stefani (1976), E. Tarasti (1978), J. Kerman (1985) marquaient un pas décisif vers le renouvellement de lanalyse musicale par létude de la signification, du sens, par la sémiotique et de la narration.
Une deuxième vague douvrages musicologiques parus depuis 1986 (Karbusicky, Tarasti, Agawu, Monelle, Hatten, Nattiez, Abbate, Miereanu, Grabócz, Lidov, et les actes des colloques ICMS/1-5 depuis 1995) montre bien que les théoriciens, les analystes de la musique sont actuellement en quête de nouveaux modèles capables de décrire le processus dynamique complexe quest la forme musicale.
Les nouveautés et les apports de ce courant peuvent être résumés en cinq points.
I./ On connaît les ouvrages et les théories qui opposa, dès 1852, Liszt et Hanslick : les représentants de la musique à programme (= la tendance aux méthodes poétiques, herméneutiques) et ceux de la musique " pure " ou " absolue " (= la tendance au " nihilisme esthétique ").
Les musicologues cités plus haut, font remarquer que la musicologie traditionnelle a développé tous ses moyens pour décrire le " signifiant " , mais elle ignorait le " signifié ".
De nos jours, de nouvelles méthodes surgissent pour analyser à la fois deux couches dune uvre musicale : 1/ le niveau syntaxique, grammatical (Schleiermacher), le plan de lexpression (Hjelmslev), le jeux des formes (J.-J. Nattiez), et 2/ le niveau du contenu expressif, le contenu " psychologique " (Schleiermacher), le plan du contenu (Hjelmslev), le niveau sémantique, thymique (Greimas), etc.
II/ Par quels moyens ces nouvelles méthodes pensent-elles saisir cette deuxième couche des signifiés ? A ce moment, la terminologie est encore diversifiée et plurielle. Pour définir les unités signifiantes, les musicologues des années 1960-70 dans les pays de lEst ont utilisé le terme " dintonation " (Assafiev, Jiránek, Ujfalussy, Karbusicky). Pour parler " du caractère irréductible de la concordance symbolique de la musique avec les unités culturelles du monde " (voir : R. Hatten,1996-98, daprès U. Eco), les musicologues américaines, anglo-saxons ont repris les catégories des 18-19e siècles, édifiées par Koch, Marpurg, Mattheson, A.B.Marx, en les appelant " topiques " (voir : Ratner, Hatten, Tarasti, Agawu, etc.). Actuellement, cest R. Monelle qui travaille sur lélargissement de ce domaine à dautres périodes. R. Monelle lui-même, dans on article sur " Texual semiotics in music " (1998), définie, daprès Peirce, les signifiants comme " indexicalités " de styles, de temporalité, de subjectivité et comme " symboles " (= les topiques, les renvois extra-musicaux ). V. Karbusicky, dans ses derniers livres utilise également les trois catégories de Peirce (icône, indexe, symbole), pour analyser les signifiés en musique. K. Agawu parle de " signes topiques " et de " signes structurels " (de la sémiosis " introvertie , interoceptive " et de sémiosis " extrovertie, exteroceptive ") ; il pense que cest linteraction [le jeu] même de ces deux types de topique et danalyse qui assure la description, linterprétation complexe dune forme musicale. La musicologie dinspiration greimasienne utilise les catégories comme " sèmes ", " classèmes ", " isotopies " (Tarasti, Grabocz, Monelle, Hauer, Esclapez, etc.) pour distinguer les différentes dimensions, longueurs des unités signifiantes (la plus pêtite= sème, la plus grande= isotopie ; tandis que le classème correspondrait au niveau de la phrase musicale, de la période musicale à lépoque classique).
Lélément commun qui relie tous ces termes, est la référence aux genres, aux styles musicaux anciens qui, ces derniers, par leur fonction ancrée dans la vie (ancienne) des collectivités, sont capables de recréer le lien grâce à leur moyens de stylisation - avec les " unités culturelles " de chaque époque historique. Ce sont ces " renvois " historiques, affectifs, stylistiques, gestuels, motoriques et visuels qui peuvent créer la signification en musique.
III./ Comment ces unités signifiantes sorganisent-elles à lintérieur dune structure musicale ?
Les modèles linguistiques, littéraires ou autres, utilisés pour décrire lorganisation des signifiés, sont diversifiés, eux aussi. J.J. Nattiez exploitait la tripartition de Molino( bien quil fût toujours prudent avec les " signifiés "). E. Tarasti sest référé aux modèles de Greimas (parcours génératif avec ses trois niveaux ; les programmes narratifs ; le système des modalités, etc.). R. Monelle sinspira de Greimas et de Peirce. R. Hatten appliqua le système de marquage de M. Shapiro et la théorie des " genres expressifs " développés par lui. V. Karbusicky a créé sa théorie des formes musicales historiqes et a utilisé les théories de Peirce. N. Meeùs et J.-P. Bartoli ont exploité dans leurs analyses et théories le système de Hjelmslev ; B. Vecchione et les collègues dAix-en-Provence se sont inspirés et des systèmes rhétoriques, et de Greimas. Moi-même, jai appliqué les éléments de la sémantique structurale et de la grammaire narrative de Greimas. Etc.
Ce qui relie toutes ces théories nest pas la volonté de voir une " histoire racontée en musique " comme le présuppose J-J. Nattiez (1990, 2001), mais de trouver les règles, les stratégies dorganisation des signifiés qui varient dune époque historique à une autre, dun style à un autre, dun uvre intégral dun compositeur à un autre, etc.
Il y a une réalité musicale qui préside, qui prédomine dans presque tous les modèles cités plus haut : cest de voir des signifiés selon les oppositions binaires : opposition par le marquage asymétrique chez R. Hatten ; opposition ou règles rhétoriques chez K. Agawu ; opposition des éléments structurels à travers lhistoire chez V. Karbusicky ; " relation des termes contradictoires couplés " chez les successeurs de Greimas (=un univers sémantique articulé en quatre éléments [signifiés] différents) ; opposition diverses à lintérieur du schéma de Hjelmslev chez N. Meeùs et J.-P. Bartoli.
Moi-même jai tenté de décrire dans un article (" Composer avec des affects ", 1999) lorganisation " archétypique " des contenus expressifs depuis la période baroque jusquau début du Xxe siècle. De cet aperçu et de tous les travaux analytiques des collègues mentionnés, il ressort que la " stratégie de lexpression ", lutilisation des " types expressifs " (R. Hatten, 1996-98), ou la forme du contenu varie dune période à lautre, en fonction de lorganisation des unités signifiantes présentées en oppositions binaires . A lépoque baroque, on constate surtout lalternance simple des unités contrastantes (euphoriques et dysphoriques, présentées selon une hiérarchie grandissante, progressant, etc.). A lépoque classique, on voit surtout le cadre symétrique créé par trois étapes : les unités signifiantes reliant le début, lintrigue au milieu, et le dénouement de la fin (léquilibre entre éléments euphoriques et dysphoriques est toujours maintenu daprès les règles strictes du style). A lépoque du 19e siècle, on part des éléments dysphoriques pour arriver au niveau transcendant (euphorie), tandis que le début Xxe siècle met en avant la fin tragique, la conclusion dysphorique (par ex. dans certaines uvres de Bartók, Debussy, Stravinsky, etc).
IV. En ce qui concerne la meilleure connaissance des styles musicaux historiques, on pourrait utiliser les " stratégies expressives ", lanalyse des formes du contenu dans les différentes périodes de lhistoire, pour recréer la compétence perdue dans linterprétation (herméneutique) des styles du passé. Les analyses qui apportent déjà beaucoup à la distinction à lintérieur des styles classique, romantique, modernes et contemporains se trouvent dans les ouvrages cités de E. Tarasti, R. Hatten, R. Monelle, V. Karbusicky, K. Agawu, aisi que dans les actes de colloques de ICMS sur les périodes plus récentes et contemporaine.
V. Lutilité, lapport de cette nouvelle approche basée sur lusage des topiques et de leur organisation dans lanalyse musicale:
1/ possibilité de trouver un cadre analytique au travail comparatif avec dautres arts dune même période, dun même style (par ex. Liszt et Goethe ; Moussorgsky et travail visuel utilisé comme modèle ; Schumann et la littérature, lesthétique du Witz an Allemagne, etc.)
2/ possibilité de comprendre les structures musicales exceptionnelles ou déviantes (dans le cadre dun style), grâce à lanalyse de linfluence et de limportance de la " forme du contenu ".
3/ possibilité dune meilleure connaissance de la " courbe affective, psychologique ", de la " structure thymique " dans certaines uvres dites " dramatiques ", " cathartiques ", grâce à la description faite à laide dun modèle.
4/ par la reconstruction dune meilleure compétence stylistique, historique, on peut mieux saventurer dans lévaluation dune interprétation instrumentale des uvres historiques. Le groupe de travail autour de John Rink en Angleterre, et les analyses de E. Tarasti , R. Hatten et de J. Rink lui-même allant jusquaux interprétations instrumentales des uvres de Fauré, de Schubert , de Chopin, de Liszt, etc. prouvent quune des exploitations importantes de lanalyse de la " stratégie expressive " peut être la comparaison dinterprétations de grands artistes par rapport à une uvre analysée sous cet angle.
Márta Grabócz
le 28 janvier 2001