Méthodes algébriques en musique :

Le point de départ de l'approche algébrique consiste en la formalisation du tempérament égal à travers la théorie des groupes. À toute division de l'octave musicale dans un nombre n de parties égales on peut associer, d'une façon naturelle, une structure de groupe cyclique Z/nZ. L'étude des propriétés musicales est ainsi reconduite à l'étude des propriétés algébriques de certains sous-ensembles de Z/nZ. Historiquement l'étude des propriétés algébrico-musicales commence à la fin des années 70s, grâce aux travaux des mathématiciens Edwin Hewitt et George D. Halsey (Hewitt&Halsey, 1978). La notion musicale de transposition est substituée par l'opération mathématique de translation d'un ensemble à l'intérieur d'un groupe. Plus précisément, étant donné un tempérament égal, on considère l'ensemble des notes musicales (modulo l'octave) que l'on peut indiquer en utilisant les nombres de 0 à 11 et l'on étudie l'action du groupe Z/nZ sur l'ensemble donné. Deux accords sont équivalents si un est le translaté de l'autre, c.-à-d. musicalement si l'on passe de l'un à l'autre à travers une transposition. En particulier j'ai étudié deux familles d'accords. Une première famille est celle des accords qu'on appelle, d'après le compositeur Olivier Messiaen, des modes à transposition limitée et une deuxième famille, dont je chercherai à montrer certains problèmes qui sont loin d'être triviaux, est celle que le compositeur Roumain Anatol Vieru appelle classes partitionnantes (Vieru, 1980).

Par définition un mode à transposition limitée est un accord M (donc un sous-ensemble du groupe cyclique Z/nZ) tel qu'il existe une opération de transposition (différente de la transposition d'octave ou de ses multiples) telle que l'accord transposé soit égal à l'accord originel. Algébriquement, un mode (dans le sens d'une classe de résidus) est à transposition limitée si son stabilisateur n'est pas nul, où le stabilisateur SM d'un sous-ensemble M d'un groupe G est, par définition, l'ensemble de tous éléments g du groupe G tel que g+M=M. On peut démontrer que dans la division usuelle de l'octave dans 12 parties égales on a 16 modes à transposition limitée, donc beaucoup plus de ceux repérés par Messiaen. L'énumération complète de tous modes à transposition limitée dans un tempérament quelconque (donc dans un groupe cyclique donné) montre clairement la puissance et l'élégance de la méthode algébrique appliquée à la musique.

Un autre exemple est donné par les accords partitionnantes. Un accord est dit partitionnant si le total chromatique est une union disjointe de transpositions du même accord. Formellement, si on indique avec Mi les transpositions d'un accord M, on a  :

Z/nZ = È Mi

et MiÇ Mj=Æ si i¹ j.

On peut démontrer facilement qu'un ensemble M est partitionnant s'il admet un ensemble N supplémentaire (deux sous-ensembles A et B d'un groupe G sont supplémentaires si G est somme directe de A et B, c.-à-d. si chaque élément de G peut être exprimé de façon unique comme somme d'un élément de A et d'un élément de B).

Les deux notions de modes à transposition limitée et ensembles supplémentaires sont liées d'une façon assez surprenante. Le mathématicien roumain Dan Tudor Vuza a démontré que dans le cas du tempérament usuel, si deux ensembles sont supplémentaires, au moins un des deux est forcément un mode à transposition limitée (Vuza, 1982). Dans ma 'tesi di laurea' en mathématique (Andreatta, 1995) j'ai étudié cette propriété par rapport à une ancienne conjecture du mathématicien H. Minkowsky à propos du pavage de l'espace n-dimensionnel avec des cubes unité. Il se trouve que la conjecture a été résolue dans les années 50' par le mathématicien Hongrois G. Hajos qui a placé le problème géométrique initial dans un contexte algébrique. D'après ses travaux, on appelle groupes de Hajos tout groupe G tel que pour toute factorisation de G dans deux sous-ensembles A et B, au moins un des deux est périodique (où cette notion est l'équivalent musical de la propriété de transposition limitée). On peut montrer, par exemple, que le plus petit groupe cyclique qui n'est pas de Hajos est Z/72Z. Il correspond au plus petit tempérament (division en sixièmes de ton ou tempérament de Wischnegradsky) pour lequel on peut trouver deux accords supplémentaires qui ne sont pas des modes de Messiaen à transposition limitée.

L'application la plus intéressante de ce phénomène est obtenue dans l'étude du rythme musical. Si on s'intéresse aux rythmes qui se répètent après une période donnée, on s'aperçoit très facilement que la structure sous-jacente est encore une fois celle du groupe cyclique. Cette fois les résidus ne représentent pas les notes mais plutôt les attaques (onsets) du pattern rythmique. Réinterprétées au niveau rythmiques les transpositions représentent des translations temporelles sur l'axe du temps. Un sous-ensemble M n'ayant pas la propriété de transposition limitée n'est rien d'autre qu'un rythme périodique (séquence qui se répète) dont la séquence de base est elle même apériodique. On est donc conduit à minimiser la redondance en se concentrant sur de rythmes qui ne sont pas à transpositions limitée. Ces concepts ont une grande importance dans la classification des rythmes, d'où l'intérêt du résultat précédent qui affirme l'impossibilité mathématique des factorisations non périodiques pour des groupes cycliques plus petits que Z/72Z. De plus, transposée au domaine rythmique, la notion d'ensemble factorisant s'exprime en disant qu'un pattern rythmique est factorisant si l'union de ses translations temporelles recouvre complètement l'axe du temps (sans intersections ni trous parmi les attaques). Celle que l'on vient d'exposer est le principe de la construction des canons musicaux et les canons rythmiques précédents réalisent ce qu'en mathématique, on appelle pavage (ou tiling) de l'espace.

 

 

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