Rapport sur mes recherches en mathématique/musique 

Préambule

Depuis plusieurs années, j’ai concentré mes études sur les relations entre mathématiques et musique dans leurs aspects à la fois théoriques et informatiques. Ce domaine a été l’objet d’abord d’une ‘Tesi di Laurea’ en mathématiques [ANDREATTA 1996], travail dans lequel j’ai commencé à étudier le problème de la formalisation algébrique des canons musicaux rythmiques en m’appuyant sur le modèle proposé par le mathématicien roumain Dan T. Vuza [VUZA 1991] à partir de certaines idées compositionnelles d’Anatol Vieru [VIERU 1980]. Nous avons ainsi mis en évidence pour la première fois l’origine lointaine de ce problème mathématique qui remonte à une conjecture géométrique d’Hermann Minkowski [MINKOWSKI 1896, 1907] résolue avec les outils de l’algèbre par le mathématicien hongrois Hajós [HAJÓS 1942] mais dont certaines généralisations gardent toujours un certain intérêt pour les mathématiciens (Cf. par exemple [STEIN et SZABÓ 1994], [CORRÁDI et SZABÓ 1997], [AMIN 1999]).

J’ai ensuite poursuivi l’étude de ce modèle en essayant de l’intégrer à une approche plus générale sur la musique, comme proposé par Guerino Mazzola à partir des années 1980 [MAZZOLA 1984]. Cette approche est décrite en détail dans un récent ouvrage auquel j’ai participé avec une contribution sur les méthodes algébriques en musique [MAZZOLA 2002].

La théorie mathématique de la musique de Mazzola a été l’objet d’un mémoire de D.E.A. [ANDREATTA 1999] dans lequel j’ai également commencé à traiter le problème de l’implémentation des théories algébriques dans un environnement d’aide à l’analyse et à la composition assistée par ordinateur. Cet axe de recherche a été développé en collaboration étroite avec l’Equipe Représentations Musicales de l’IRCAM, mon laboratoire d’accueil à partir de 1999 et pendant toute la durée de la thèse. Nous avons ainsi commencé à implémenter la théorie algébrique de Vuza en OpenMusic, un langage de programmation visuelle basé sur LISP/CLOS et développé par l’Equipe Représentations Musicales (Cf. [AGON 1998], [ASSAYAG et al. 1999]).

Au même temps, l’étude détaillée de la théorie mathématique de la musique de Mazzola a permis d’attirer l’attention du public francophone sur une approche qui restait assez méconnue et difficilement accessible sans une solide formation mathématique. C’est ainsi que nous avons pu envisager une collaboration entre le groupe de recherche dirigé par Mazzola (Université de Zürich, T-U Berlin) et l’IRCAM, collaboration qui a initialement permis d’organiser deux journées d’étude autour de la théorie mathématique de la musique (14-15 mai 1999 ; 25-26 avril 2000) et qui a été la base de la création de deux Séminaires d’études à l’IRCAM : d’abord le Séminaire MaMuPhi (Mathématique/Musique et Philosophie), coordonné par Gérard Assayag, François Nicolas et Guerino Mazzola et ensuite le Séminaire MaMuX (Mathématiques/Musique et relations avec d’autres disciplines), que je coordonne depuis novembre 2001. Ces Séminaires d’études, ainsi que d’autres manifestations que j’ai co-organisées (comme le récent Colloque International " Autour de la Set Theory "), ont été fondamentaux dans la bonne réussite de mes travaux de recherche et ont permis de faire de l’IRCAM un lieu privilégié de discussion sur les rapports entre mathématique, musique et informatique [1].

L’activité de recherche dans le cadre de la thèse

Au-delà de l’étude historique, qui vise à retracer l’émergence du concept de structure algébrique en musique et musicologie du XXe siècle, ma thèse contient également les résultats de mes recherches sur quelques problèmes théoriques en musique ayant, à notre avis, un véritable intérêt pour le mathématicien et l’informaticien. J’ai déjà mentionné la conjecture de Minkowski et le problème de la construction des canons rythmiques de pavage, sur lequel je reviendrai dans la suite en soulignant certaines questions toujours ouvertes. Un deuxième problème intéressant d’un point de vue mathématique, concerne les propriétés de factorisation d’une suite périodique à valeurs dans un groupe cyclique [2]. Ces recherches ont fait l’objet d’une publication avec Dan T. Vuza dans la revue Tatra Mountains Mathematical Publications [ANDREATTA et VUZA, 2001] et d’une collection d’outils informatiques intégrés dans la librairie Zn d’OpenMusic dédiée notamment à la structure du groupe cyclique en musique.

Par définition, une suite modale est une application f de Z des nombres entiers dans Z/nZ. Une suite est périodique s’il existe un entier m tel que :

f(x) = f(x+m) pour tout x de Z.

Le plus petit m satisfaisant cette propriété est appelé la période de la suite.

Deux sont les opérateurs de base de toute suite périodique : l’opérateur " différence " D et l’opérateur " translation " T. Si GZ est l’ensemble des suites à valeurs dans le groupe G, les opérateur D et T sont défini de GZ à valeurs dans GZ de la façon suivante :

Df(x)=f(x)-f(x-1).

Tf(x)= f(x+1).

Une suite est donc périodique s’il existe un entier m tel que, si l’on note avec Tm la réitération m fois de l’opérateur translation T, on ait l’équivalence formelle :

Tm) = f.

De même, on notera avec Dm la réitération m fois de l’opérateur différence D. Le but d’une formalisation algébrique de la théorie des suites modales est de caractériser les rapports entre une suite f, ses opérateurs T et D et le groupe dans lequel une telle suite prend ses valeurs. En particulier, on peut montrer que deux familles de suites (les suites réductibles et les suites reproductibles) sont nécessaires et suffisantes pour caractériser tout suite à valeur dans un groupe cyclique quelconque.

Par définition, une suite f est réductible s’il existe un entier k) 1 tel que Dk f = 0.

Toujours en utilisant l’opérateur différence, on peut introduire une deuxième famille, celle des suites reproductibles.

Par définition, une suite est reproductible si elle vérifie l’équation Dk f = f pour un entier k) 1.

Par exemple, la suite suivante à valeurs dans Z/12Z :

f = 11 10 11 7 2 7 11 10 11 7 2 7 11 10 11 7 2 7…

est reproductible, car la quatrième réitération du processus de différence :

D4 f = 2 7 11 10 11 7 2 7 11 10 11 7 2 7 11 10 11 7 …

est égale à la suite de départ (à une permutation circulaire près).

Le processus de différences successives doit parfois être réitéré un nombre très élevé de fois pour retrouver la suite initiale ou bien pour la réduire à 0. En outre, il y a des suites qui ne sont ni réductibles ni reproductibles, d’où l’intérêt d’aborder le problème d’un point de vue algébrique. En effet, une formalisation algébrique du problème permet de dégager des critères de réductibilité (ou d’irréductibilité) pour une suite périodique sans effectuer tous les calculs de différences finies.

Le résultat central de la théorie modale est un théorème de décomposition qui affirme la possibilité de décomposer (de façon unique) toute suite périodique à valeurs dans un groupe cyclique Z/nZ en une somme d’une suite réductible et d’une suite reproductible et permet de calculer explicitement cette décomposition. Il s’agit, à notre connaissance, d’un résultat nouveau que l’on trouve pas dans la littérature concernant le calcul de différence à valeurs sur des groupes cycliques. Un problème ouvert, sur lequel nous aimerions travailler, concerne la généralisation de ce résultat à d’autres structures algébriques et avec d’autres approches (par exemple à travers la théorie de Galois, [VAN DER PUT et SIEGER, 1997]). La généralisation du théorème de décomposition à d’autres structures algébriques pourrait ainsi ouvrir des applications compositionnelles tout à fait nouvelles.

De tels problèmes théoriques ont représenté l’horizon idéal d’un travail de recherche qui s’est concentré sur la question de la pertinence, à la fois mathématique et musicale, des méthodes algébriques en musique et musicologie du XXe siècle et sur l’implémentation de ces méthodes dans un environnement d’aide à l’analyse et à la composition assistée par ordinateur.

Pour cela nous avons d’abord analysé l’évolution du concept de structure algébrique à partir du Programme d’Erlangen de Felix Klein (1872) jusqu’aux développements les plus récents sur la théorie mathématique des catégories, en passant par l’axiomatique hilbertienne et l’expérience Bourbakiste, deux moments de la pensée mathématique contemporaine qui ont influencé de façon décisive la naissance et l’évolution de la théorie de la musique au sens moderne. Nos recherches ont permis également de mettre en évidence la nature algébrique de certaines orientations formelles en analyse musicale, en particulier en ce qui concerne la Set Theory américaine (en tant que discipline musicologique issue des idées des théoriciens tels que Milton Babbitt, Allen Forte et David Lewin). L’analyse de la nature algébrique de la Set Theory, qui postule une relation d’équivalence entre structures d’accords que nous avons expliqué en termes d’action d’un groupe (le groupe dihédral) sur un ensemble, est l’un des aspects que nous avons essayé d’étudier dans ses fondements théoriques, applications analytiques et ramifications compositionnelles. L’implémentation de ces outils a donné lieu à la librairie Dn en OpenMusic.

L’hypothèse sur laquelle se fonde une telle approche est tout d’abord celle qui permet de formaliser tout accord musical (dans une division de l’octave musicale en un nombre n de parties égales) comme un sous-ensemble d’un groupe cyclique d’ordre n. Tout accord de m notes (distinctes, modulo l’octave) peut donc se représenter d’un point de vue géométrique comme un m-polygone inscrit dans un cercle et on peut lui associer de façon unique une suite de nombres entiers qui comptent les intervalles successifs dans l’accord (structure intervallique). Une telle structure intervallique est un invariant qui permet d’identifier de façon unique un accord et ses transpositions (musicales), celles-ci étant des rotations du polygone inscrit dans le cercle d’un multiple de 2p /n (où n est l’ordre du groupe cyclique). La figure suivante (figure 1) montre la représentation circulaire et la structure intervallique de l’accord de do majeur. Notons que d’autres représentations, comme la représentation toroïdale, sont également utilisées dans la formalisation algébrique des structures musicales. Nous avons décrit l’articulation entre " formalisation " et " représentation " dans le premier chapitre de la thèse [ANDREATTA 2003, 77-86].

Figure 1 : Représentation circulaire et structure intervallique

Afin de rendre plus explicite l’articulation entre théorie, analyse et composition, nous avons adopté une approche computationnelle, qui est issue de l’implémentation des méthodes algébriques dans un environnement d’aide à l’analyse et la composition assistée par ordinateur. Récemment, nous avons réalisé la librairie Groups qui intègre les modules précédents à l’intérieur d’un seul environnement qui peut être utilisé aussi bien pour l’analyse que pour la composition assistée par ordinateur [3]. L’implémentation a été réalisée dans OpenMusic en collaboration avec Carlos Agon et Killian Sprotte et intégrée dans la dernière version de ce logiciel (2003). Il s’agit d’une architecture " paradigmatique ", dans le sens que l’implémentation permet à l’analyste de choisir son propre critère d’équivalence entre structures d’accords en utilisant comme " paradigmes " d’analyse les différents groupes que l’on peut choisir de faire opérer sur l’ensemble des notes.

En particulier, nous avons implémenté les relations d’équivalence (donc les catalogues d’accords) induites par l’action de quatre groupes sur l’ensemble des notes d’un tempérament musical choisi : le groupe cyclique (ou paradigme de l’équivalence à une transposition musicale près), le groupe dihédral (paradigme de la Set Theory, i.e. équivalence à une transposition et une inversion musicale près), le groupe affine (équivalence à une multiplication près) et groupe symétrique (équivalence à une permutation près). L’architecture paradigmatique de cet environnement est décrite dans la figure suivante qui montre les représentations circulaires et les structures intervalliques associées aux différentes classes d’équivalence d’un même accord (figure 2) :

Figure 2 : Architecture " paradigmatique " de la librairie Groups. Un accord est réduit progressivement et visualisé selon des relations d’équivalence induites par quatre groupes différents.

La figure suivante (figure 3) montre la distribution symétrique du nombre de classes de transposition d’accords dans le système tempéré à 12 et 24 degrés :

Figure 3 : Nombre de classes de transpositions d’accords dans le système tempéré à 12 et à 24 degrés.

Le catalogue des possibilités se réduit en considérant l’action du groupe dihédral Dn sur Z/nZ, comme le montre la figure suivante (figure 4) [4]:

Figure 4 : Distribution du nombre d'orbites sous l’action de Dn dans le cas de la division de l'octave en 12 et en 24 parties égales.

Ces outils informatiques que nous avons développés dans notre travail de thèse ouvrent des questions nouvelles sur l’analyse assistée par ordinateur et offrent, dans le même temps, aux compositeurs la possibilité de mettre en relation les propriétés combinatoires d’un espace tempéré à n degrés (i.e. une division de l’octave musicale en n parties égales) avec l’étude des structures rythmiques périodiques. La théorie des canons rythmiques de pavage, de laquelle nous allons maintenant reprendre quelques éléments théoriques et informatiques, représente un aspect de cette analogie structurale.

Nous avons étudié ce deuxième problème théorique concernant la construction des canons rythmiques réalisant un pavage de l’axe du temps, en développant certaines idées contenues dans notre mémoire de DEA [ANDREATTA 1999]. Un travail de collaboration avec le compositeur George Bloch a permis d’ouvrir le modèle algébrique à des questions théoriques et à des applications compositionnelles tout à fait nouvelles, ce qui suggère encore une fois l’importance de l’implémentation informatique comme outil d’investigation des propriétés mathématiques et musicales de certaines méthodes algébriques en musicologie [5].

En effet, la théorie de Vuza offre la possibilité de trouver explicitement des factorisations pour un groupe n’ayant pas la propriété de Hajós, mais elle ne s’intéresse pas à l’espace combinatoire des solutions. Nous avons donné une classification exhaustive des solutions dans le cas de la factorisation du groupe cyclique Z/72Z en deux sous-ensembles non périodiques, cet ordre étant le plus petit pour un groupe n’ayant pas la propriété de Hajós [6]. Cette classification a été faite par rapport à l’action de trois groupes différents sur le groupe cyclique d’ordre 72, considéré comme ensemble : le groupe cyclique, le groupe dihédral et le groupe affine. Dans le premier cas, la famille des sous-ensembles R et S comprend respectivement 6 et 3 solutions, pour un total de 18 canons rythmiques différents. Le nombre de canons rythmiques de pavage se réduit à 9 si l’on considère l’action du groupe dihédral sur Z/72Z, les familles des sous ensembles R et S ayant trois éléments chacune. Dans le cas du groupe affine opérant sur Z/72Z, l’espace des solutions pour R et S se réduit à un seul sous-ensemble.

On obtient ainsi le résultat surprenant qui affirme l’existence d’un seul canon rythmique de pavage (à une application affine près). La solution, ainsi que le canon rythmique correspondant, est donnée en figure 5 :

Figure 5 : Factorisation unique (à une transformation affine près) du groupe cyclique Z/72Z en somme de deux ensembles périodiques et représentation musicale sous la forme d’un canon rythmique de pavage (notons que R et S correspondent à la structure intervallique des deux sous-ensembles qui factorisent le groupe cyclique.

Notons que le problème d’établir une classification exhaustive des canons rythmiques de pavage pour tout groupe cyclique n’ayant pas la propriété de Hajós reste ouvert, la théorie développée par Vuza ne permettant pas de trouver toutes les solutions. Une étape ultérieure consistera à déterminer les factorisations dans les cas d’un groupe de Hajós qui n’est pas cyclique. Un théorème de Sands [SANDS 1957] offre une caractérisation complète de tous les groupes (finis et infinis) n’ayant pas la propriété de Hajós, mais il ne donne aucune indication pour trouver les factorisations en somme de deux sous-ensembles non-périodiques. L’application musicale de ce résultat général reste également une question ouverte. Nous avons également utilisé l’informatique pour mettre en évidence un aspect peu étudié dans la recherche musicale contemporaine, à savoir l’articulation entre théorie et analyse du processus compositionnel. L’implémentation des méthodes algébriques utilisées par Iannis Xenakis dans la pièce Nomos Alpha pour violoncello solo (1966), montre l’intérêt musicologique de la modélisation du processus compositionnel, une stratégie analytique qui permet d’étudier l’ensemble des potentialités d’une œuvre parmi les plus riches du répertoire contemporain (en ce qui concerne les aspects mathématiques). La modélisation informatique de Nomos Alpha a permis de mettre en évidence certaines propriétés du processus de Fibonacci que Xenakis utilise dans le groupe des rotations du cube, propriétés qui ne sont pas évidentes à démontrer d’un point de vue mathématique et qui ont des retombées musicologiques très significatives.

Les chaînes engendrées par un processus de Fibonacci appliqué aux 24 rotations du cube ont toujours un comportement cyclique duquel il n’est pas évident de donner a priori la période (longueur) ni le nombre d’éléments différents (degré ou " taux de recouvrement "). Pourtant, une implémentation montre que dans un espace de 576 possibilités, les boucles de Fibonacci ayant une longueur maximale (égale à 18) et le plus grand taux de recouvrement (égal à 13) représentent un sous-ensemble suffisamment riche, car il contient 216 éléments (c’est-à-dire le 37,5% du total).

Xenakis a choisi ses boucles de Fibonacci à l’intérieur de ce sous-ensemble et c’est précisément ce choix qui détermine la forme globale de la pièce, divisée en 18 parties, chaque partie correspondant à un élément du groupe des rotations i.e. à une permutation des huit sommets du cube (donc à une suite bien définie d’objets musicaux que le compositeur appelle complexes sonores). La suite de Fibonacci de longueur et degré maximaux utilisée par le compositeur est représentée en figure 6 dans la modélisation réalisée en OpenMusic (et selon la notation adoptée par Xenakis).

Notons que la modélisation informatique permet d’obtenir d’autres variantes de la pièce simplement en utilisant des séries cycliques de Fibonacci différentes mais ayant les même propriétés structurales. Cette démarche a également un intérêt d’un point de vue musicologique car le compositeur a souvent souligné la possibilité d’utiliser d’autres séries de Fibonacci. Une étude mathématique des séries de Fibonacci généralisées (i.e. à valeurs dans un groupe) reste un sujet ouvert de recherche musicale qui a, selon nous, un véritable intérêt d’un point de vue mathématique. Il pourrait également avoir des applications musicales tout à fait nouvelles notamment via l’informatique, d’où l’intérêt d’implémenter ce processus dans un environnement d’aide à l’analyse et à la composition assistées par ordinateur.

Figure 6 : Groupe de rotations du cube et processus de Fibonacci associé induisant une permutation des huit sommets du cube dans l’implémentation réalisée en OpenMusic (selon la notation de Xenakis). La série des 18 transformations doit être lue du bas vers le haut, donc à partir de deux transformations d et q12.

Nous avons également commencé à réfléchir sur quelques questions plus générales autour de la portée philosophique et des enjeux épistémologiques d’une approche algébrique en musique et musicologie. En particulier, l’articulation entre l’objectal et l’opératoire, que l’épistémologue Gilles-Gaston Granger avait suggérée à partir de la fin des années quarante comme étant le fondement de la notion du concept philosophique [GRANGER 1947/1994], semble toucher un aspect qui, selon les trois compositeurs/théoriciens analysés dans la thèse (Milton Babbitt, Iannis Xenakis et Anatol Vieru), peut être considéré comme la dualité à la base de la théorie musicale : l’articulation entre le son et l’intervalle. Cette considération ouvre également à des questions qui touchent plus précisément les rapports entre méthodes algébriques, perception et cognition musicale.

La question de la pertinence cognitive et perceptive des méthodes algébriques dans la formalisation et représentation des structures musicales, ainsi que les ramifications phénoménologiques d’autres outils mathématiques dans la recherche musicale (comme la théorie des catégories et des topoï), restent deux problèmes auxquels le travail de thèse n’a pas su donner une réponse exhaustive. Pour cette raison, nous voudrions intégrer ce type de réflexions dans nos recherches futures, afin d’établir un horizon conceptuel à l’intérieur duquel se place notre travail de formalisation et d’implémentation des structures algébriques en musique et musicologie. Pour cela nous voudrions également travailler sur d’autres propositions théoriques, qui ne relèvent pas de l’approche phénoménologique, mais qui semblent ouvrir d’autres perspectives intéressantes sur le rapport entre mathématiques et musique. C’est le cas, par exemple, de la réflexion d’Alain Badiou sur les mathématiques en tant qu’ontologie [BADIOU 1998], un travail qui soulève des questions musicales nouvelles, comme le montrent les recherches théoriques et philosophiques du compositeur François Nicolas [NICOLAS 2002, 2003].

À partir de réflexions des mathématiciens sur la portée phénoménologique de l’activité mathématique contemporaine [PATRAS 2001], et en croisant ces auteurs avec d’autres orientations plus épistémologiques sur la portée cognitive de la réflexion phénoménologique ([PETITOT et al., 2002], [LONGO 2002]) nous pourrons peut-être arriver à constituer un cadre conceptuel nouveau à l’intérieur duquel certains problèmes mathématiques posés par la musique ont des implications importantes pour la perception et soulèvent des questions philosophiques auxquelles la philosophie toute seule n’aurait jamais pensé.

 

Notes:

[1] Parmi les intervenants qui ont proposé des contributions originales sur le rapport entre le noyau mathématique/musique et ses relations avec d'autres disciplines, on citera Emmanuel Amiot, Chantal Buteau, Vittorio Cafagna, Philippe Codognet, Harald Fripertinger, René Guitard, Yves Hellegouarch, Franck Jedrzejewski, Oren Kolman, Alain Louvier, Pierre Lusson, Guerino Mazzola, Dave Meredith, François Nicolas, Yann Orlarey, Jean Petitot, Marco Stroppa, Andranik Tangian et Dan Tudor Vuza. La liste n'est pas exhaustive.

[2] Une telle suite est appelée " suite modale " par le compositeur et théoricien roumain Anatol Vieru qui a mis en évidence pour la première fois l'intérêt compositionnel d'un tel objet mathématique [VIERU 1980].

[3] À la description de l'architecture " paradigmatique " de cette librairie est dédiée la partie finale du deuxième chapitre de la thèse.

[4] Le calcul explicite du nombre des classes d'équivalence d'accords (par rapport à l'action d'un groupe sur un ensemble), s'appui sur les outils d'algèbre combinatoire issus, en particulier, de la théorie de Polya [POLYA et READ, 1987].

[5] Ce travail, mené dans le cadre d'une invitation comme " compositeur en recherche " dans l'Equipe Représentations Musicales, a donné suite à trois uvres dont nous avons analysé quelques aspects dans le troisième chapitre de la thèse [ANDREATTA 2003, 210-231].

[6] Un groupe (cyclique) possède la propriété de Hajós si pour toute factorisation en deux sous-ensembles R et S , au moins l'un des deux est périodique (où un ensemble R est périodique s'il existe un élément g du groupe, différent de l'élément neutre, tel que g+S=S.

 

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[XENAKIS 1971] I. Xenakis : Formalized Music, Indiana University Press, 1971 (Revised Edition), Pendragon Press, Stuyvesant NY, 1992).