Responsable du projet :
Stephen McAdams


Cordinateur :
Gérard Assayag


Participants :
Mondher Ayari
&
Olivier Lartillot


Collaborations externes :
Jean-Marc Chouvel


                                                                                                                                                                             ircam

Segmentation et reconnaissance de patterns dans la musique :

Perception, analyse et modélisation

 



La partie expérimentale du projet est centrée sur l’interaction complexe entre les processus fondés sur les données sensorielles et ceux qui sont influencés par la reconnaissance sur la base de schémas culturels. Les expériences menées en France et en Tunisie avec 80 auditeurs de cultures musicales différentes ont révélé, au moins, six indices perceptifs fondamentaux pouvant provoquer une segmentation lors de l’écoute musicale en temps réel. Les indices mis en œuvre dans cette recherche sont de trois classes :

1. Des indices qui dépendent de façon minimale de l’acculturation comme les « discontinuités entre les attributs auditifs » (ce que les psychologues appellent les indices de surface comme un silence, un saut de hauteur, un changement de registre, etc.), la « détection de répétition musicale » et le « principe de parallélisme » largement décrits dans les travaux sur la perception de la musique tonale ;
2. La deuxième classe d’indices porte sur la stabilité relative des événements musicaux par rapport à une hiérarchie fonctionnelle entre les attributs. Ce genre d’indices procure des effets différents selon le contexte musical et l'acculturation des auditeurs ;
3. Enfin, la troisième classe d’indices (le « groupements en termes des genres-‘Iqd-s musicaux (échelles modales) », les « patterns spécifiques à un mode musical » et, enfin, les « schémas formels et stylistiques ») dépend étroitement des connaissances que peut posséder l’auditeur acculturé dans le style de l’œuvre et son histoire, dans le style de l’interprète et ses influences socioculturelles. Les résultats des expériences montrent que cette classe d’indices pourrait être perçu par tous les auditeurs, mais le sentiment de segmentation serait plus fort chez les auditeurs acculturés.

L’objectif de l’étude expérimentale était donc de tester l’influence que peuvent avoir les connaissances culturelles de sujets musiciens sur la perception et la compréhension d’une œuvre musicale n’étant pas familière pour eux, à savoir un style d’improvisation traditionnel tunisien. Nous supposions donc, que les musiciens occidentaux ne possédaient aucune connaissance concernant cette grammaire musicale. Mais, cette position fut relativisée en utilisant des sujets occidentaux pratiquant la musique de jazz.
Au vue des résultats, on remarque une difficulté commune aux deux groupes à pouvoir anticiper le cours du développement mélodique. Les différentes modulations sont perçues par beaucoup d’auditeurs, en particulier les jazzmen, mais n’ayant pas le matériel perceptif culturel relatif à cette grammaire musicale, il est assez difficile, pour eux, de parvenir à une anticipation des gestes mélodiques. Ces musiciens sont souvent surpris par l’arrivée des événements musicaux comme un changement de tonalité, une variation modale, une réexposition du thème, une résolution partielle, etc. Un des problèmes que l’on rencontre dans les deux groupes concerne le choix des critères qu’il faut établir en temps réel, ce qui a entraîné un manque de cohérence dans les réactions des sujets occidentaux. Certains sujets ressentent des difficultés à percevoir une structure globale, mais pas à percevoir les idées musicales sous-jacentes, alors que d’autres au contraire sont plus à l’aise lorsqu’ils doivent segmenter à un niveau plus général plutôt qu’à un niveau précis. Une autre difficulté est due à l’absence de pulsation régulière qui perturbe l’écoute de certains sujets non-jazzmen, ainsi que les phrases ne soient pas de même ampleur. Pendant l’étape d’identification, les auditeurs non-jazzmen ont rencontré des difficultés à déceler des échelles correspondant aux genre-‘Iqd-s sur lesquels est construite l’improvisation. Bien que d'autres musiciens aient perçu un développement motivique qui n’a pas de pertinence par rapport à ce qui, pour eux, définit le mode, aucun ne peut identifier les schémas mélodico-rythmiques types du Tba’, ainsi que l’exploration de la « structure-mère » différemment travaillée dans l’Istikhbâr. Le déploiement de la structure musicale est, dans plusieurs passages, imprévisible et la continuité du temps ne se fait pas. Ceci parce qu'il n'y a pas de concordance entre le schéma structurel et la référence culturelle implicite, que les auditeurs utilisent pour analyser la pièce. Toutefois, les réactions des sujets jazzmen sont relativement plus proches de la structure de l’œuvre que celles des musiciens non-jazzmen. Une connaissance des échelles modales — acquises par la pratique du jazz-modal, en particulier — et des mécanismes de l'improvisation, bien que différents sur certains éléments, leurs permettent de mieux comprendre le jeu musical de l’interprète, et d’analyser plus précisément les schémas de construction mélodiques de l’improvisation. C’est ce que nous avons cherché à explorer dans la suite de cette étude, en particulier pendant les étapes de réduction mélodique, de segmentation de la pièce et les entretiens qui ont suivit cette expérience.
L'étape de réduction mélodique a comme objectif d'éprouver, sur la base de données immanentes — c'est-à-dire culturelles — la présence et la prégnance de ce concept dans la conscience collective des détenteurs de la tradition. Par là, elle tente d'expliciter sa raison d'être et ses fonctions dans les processus de perception et de compréhension de la structure des modes arabes improvisés en général, et du Tba' tunisien en particulier. Il semble donc que la reconnaissance de l'origine modale et la représentation du schéma de composition mélodique soient étroitement liées aux processus de réduction mélodique. Le fait que les auditeurs puissent reconnaître qu'une mélodie est une variation élaborée d'une autre, témoignent de la réalité psychologique de telles représentations hiérarchiques. Les expériences ont montré que les auditeurs tunisiens parviennent à mémoriser et à reproduire, après une écoute, de longues séquences mélodiques, et en arrivent à optimiser la complexité de la surface musicale, pour enfin reconnaître les prototypes mélodiques et les origines modales sous-jacents. Ces derniers sont remarquablement convergents dans leurs réductions qui préfigurent les caractéristiques mélodico-rythmiques du Tba’. Cette cohérence de réduction suggère que la forme mélodique essentielle fait partie de la représentation hiérarchique de la musique et qu'elle joue un rôle fondamental dans la segmentation comme connaissance acquise sur le système musical. Cette hypothèse est étayée non seulement par la convergence des réductions chez les auditeurs acculturés, mais également par la grande divergence de réductions pratiquées par les auditeurs occidentaux qui ne perçoivent pas la construction de l'improvisation selon ce processus. Certains auditeurs se sentent incapables de réduire la pièce à un schéma mélodique, cela n’ayant pour eux aucune pertinence. En effet, le fait de réduire la pièce à une structure mélodique simple ne reflète pas, pour eux, l’ensemble de l’improvisation. N’ayant pas connaissance de la manière dont est construite l’improvisation, ils ne perçoivent donc pas que celle-ci repose sur le développement d'un Tba' musical particulier.
À l'inverse de ce que l’on pourrait discerner chez les auditeurs tunisiens qui percevaient la structure de cette improvisation d’une manière relativement plus homogène, les réponses des musiciens occidentaux, pendant les étapes de segmentations, sont moins significatives et imprécises. Le discours de l’interprète semble être peu connu et imprévisible pour ces auditeurs qui restent dans l’expectative, et ne parviennent pas à développer des attentes perceptives sur l’évolution des mélodies. Néanmoins, le groupe de musiciens non-jazzmen se montre plus sensible que celui de musiciens jazzmen dans la mesure où leurs réponses sont plus distinctives et moins hétérogènes. Mais, l’absence de description verbale en temps réel chez la plupart des musiciens, ne nous permet pas de réaliser une classification en fonction de la signification des réactions à des endroits donnés. L’un des repères les plus importants pour ces musiciens reste les temps des pauses, qui permettent de délimiter phrases et parties. Cela n'implique donc aucune connaissance préalable et correspond aux indices de segmentation de plus bas niveau (indice de niveau 1).
Enfin, lors de la troisième segmentation (l’écoute orientée en fonction de changement de modes), les musiciens occidentaux sont parvenu à reconnaître sommairement les modulations mélodiques les plus frappantes dans l’improvisation. En dépit de la divergence révélée dans les réactions des sujets, nous remarquons une tendance assez générale dans les réponses des musiciens de jazz qui accordent une grande importance aux différents modes utilisés, et dans la façon dont ceux-ci sont amenés dans le jeu de l’interprète. Ces derniers ont perçu les grands changements modaux pour la plupart dès la première écoute, et se montrent plus précis dans leur description. Le découpage réalisé, en particulier dans la deuxième partie de la pièce, est partiellement proche à celui qui est effectué par le groupe de musiciens tunisiens. Cela montre que les musiciens du jazz sont plus sensibles aux musiques modales improvisées et, beaucoup, moins contrariés par les catégories musicales que l’on peut percevoir à l’écoute de la musique classique occidentale (parties ABA, reprise de thème, pont, etc.). En effet, l’un des éléments structurels importants qui charpente le mode d’entendement de ces derniers sont le jeu  et le style musical de l’improvisateur, avec les potentialités métaphoriques et les techniques de figurations musicales qui les déterminent (valorisation de certains intervalles polarisés, jeu sur une « grille », suite de modulations, etc.). Mais certains auditeurs ont tout de même conscience de l’existence de règles dans cette improvisation mais sans les connaître, ils ne peuvent pas structurer leur écoute en fonction de celles-ci.

En conclusion, nous poursuivrons l’expérimentation avec de la musique de jazz-modal, composée pour l'étude selon un schéma qui devrait permettre de rapprocher les deux musiques au niveau de la complexité structurale. Les mêmes paradigmes expérimentaux seront appliqués de façon à croiser les musiques avec les origines culturelles des auditeurs. L’utilisation de deux groupes provenant de deux cultures différentes nous permet de faire varier le degré de familiarité avec le style musical, et donc de connaissances que possède l’auditeur sur la musique entendue. Le but de ces expériences sera de mettre en évidence des différences de traitement modaux en fonction des schémas culturels acquis, et d'informer les modifications successives des modèles informatiques.